Le Fou (Antony BÉRAUD - Alexis DECOMBEROUSSE - Gustave DROUINEAU)

Drame en trois actes

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 12 mars 1829.

 

Personnages

 

ÉBÉRARD, ex-avocat, fou, détenu à l’hospice de Dijon

LE COLONEL D’ORVILLIERS, père d’Amélie

DUFLOS, ex-munitionnaire, amant de Madame de Saint-Pol

D’ARBOIS, parent du colonel, jeune homme à la mode

LE DOCTEUR ROLAND, médecin de l’hospice et de la prison

UN MAGISTRAT

L’INSPECTEUR en chef de l’hospice et de la prison

LAURENT, premier gardien

THIBAULT, jardinier du château d’Orvilliers

DOMINIQUE, domestique de Madame de Saint-Pol, et ensuite du colonel

SERGY, ami de d’Arbois

SAINT-CLAIR, ami de d’Arbois

UN OFFICIER DE POLICE

MADAME DE SAINT-POL, maîtresse de Duflos, cousine-germaine de feue Madame d’Orvilliers

THÉRÈSE, femme de chambre de Madame de Saint-Pol

ANNETTE, fille de Thibault

AMÉLIE, fille inconnue du colonel

UNE PAYSANNE

LE CONCIERGE de l’hospice

UN SOUS-OFFICIER

PERSONNES DES DEUX SEXES invitées à la soirée de Madame de Saint-Pol

SOLDATS

GARDIENS de l’hospice

DEUX AFFIDÉS de Duflos

DOMESTIQUES de Madame de Saint-Pol et du colonel

GARÇONS DE RESTARANT

PEUPLE

PAYSANS

PAYSANNES

 

La scène se passe, les deux premiers actes à Dijon ; le troisième au château d’Orvilliers, situé près de cette ville.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon ouvrant, par trois portes vitrées, sur une autre pièce qu’on aperçoit au fond. À droite du spectateur, une porte conduisant à la salle de la roulette ; à un plan plus loin, une porte-fenêtre. À gauche, une porte conduisant à l’appartement intérieur de madame de Saint-Pol. À droite et à gauche, tables de jeu, fauteuils, canapés, etc.

 

 

Scène première

 

DOMINIQUE, DOMESTIQUES dans le fond

 

Ils sont occupés à ranger l’appartement.

DOMINIQUE, à un domestique.

Voyons, vous qui restez là, les bras croisés, aidez-moi à placer ces fauteuils... Allons donc, plus de vivacité.

À un autre.

Et vous, rapprochez un peu cette table de la cheminée... Croyez-vous qu’on ira jouer l’écarté dans ce coin, près de la porte ?...

À lui-même.

J’ai bien fait de quitter Paris pour revenir à Dijon, ma ville natale ; et cependant, le guignon semble me poursuivre ici comme là-bas. Voilà deux mois que je suis arrivé, et j’ai déjà passé en revue trois maisons. Je ne suis que depuis trois jours dans celle-ci, et je crois que j’y resterai moins longtemps que dans les autres. C’est mon vieil ami Thibault, le jardinier du château d’Orvilliers, qui m’a fait entrer ici ; s’il faut l’en croire... Le voici : tâchons de le faire un peu jaser.

 

 

Scène II

 

DOMINIQUE, THIBAULT

 

THIBAULT, en entrant.

Bonjour, bonjour, Dominique.

DOMINIQUE.

Bonjour, mon ami.

Aux domestiques.

Vous allumerez les lustres et les candélabres, quand la femme de chambre de madame, mademoiselle Thérèse, vous en donnera l’ordre.

Les domestiques sortent.

THIBAULT.

V’là qui va ben, mon ancien ; on voit qu’ t’es habitué au sarvice. C’est ce que j’ai dit à mam’zelle Thérèse, en te recommandant chaudement à elle. Ah ! ça, j’venons te faire mes adieux : je r’tournons à d’Orvilliers.

DOMINIQUE.

Si tôt ?...

THIBAULT.

Comment si tôt ?... V’là près de quinze heures que j’sommes ici. Crois-tu que mes légumes et mes espaliers s’accommodiont bien d’ces absences-là ?... Mais dam’ ! j’étions si aise de retrouver un vieil ami, un pays ! J’espère qu’ maintenant nous ne resterons pas des dix ans sans nous voir ; car, sais-tu qu’il y a dix ans que t’as quitté Dijon...

DOMINIQUE.

Oui, oui, et plus... Je suis parti pour Paris, le lendemain juste de la mort du mari de madame de Saint-Pol. Elle était encore bien jeune à cette époque ; je ne la connaissais que de nom.

THIBAULT.

Et tu n’ seras pas fâché d’ la connaître maintenant tout à fait. Eh ! ben, mon bon Dominique, tu dois te plaire ici ?

DOMINIQUE.

Veux-tu que je te parle franchement ?

THIBAULT.

Sans contredit.

DOMINIQUE.

Je ne suis pas sûr d’y rester.

THIBAULT.

Oh ! oh ! qu’ me dis-tu là ?...

DOMINIQUE.

Vois-tu, Thibault, j’ai su hier que madame de Saint-Pol faisait beaucoup parler d’elle... On jase sur son compte, d’une manière qui ne me plaît pas trop... Moi, je tiens à la réputation des personnes que je sers ; car, comme dit le proverbe : « Tel maître, tel... »

THIBAULT.

Bah ! si l’on écoutait toutes les mauvaises langues...

DOMINIQUE.

Il faut bien qu’il y ait quelque chose de vrai dans tout cela ; car enfin, on aurait pour madame de Saint-Pol des motifs d’amitié plutôt que de haine on estime et l’on chérit, dans le pays, la famille à laquelle elle appartient. Elle était la cousine de cette bonne et respectable madame d’Orvilliers, que toute la ville adorait, et dont l’affreux assassinat a fait tant de bruit dans le temps... J’étais à Paris quand ce fatal événement arriva ; je sais bien qu’alors, on se permit de dire sur madame de Saint-Pol...

THIBAULT.

Halte là ! Dominique, si c’est là c’qui t’ dégoûte de son sarvice, mort-non-de-ma-vie ! je te déclarons...

DOMINIQUE.

Moi, que je l’accuse ! que je la soupçonne ! à Dieu ne plaise ! je voulais t’expliquer seulement que ces propos...

THIBAULT.

Propos absurdes ! propos infâmes !... Tu dois m’en croire, moi qui, d’puis quinze ans, sommes le jardinier du château d’Orvilliers. Je pourrions te conter c’t’ histoire dans les plus grands détails ; mais queuques mots suffiront : écoute. Pendant l’absence du colonel d’Orvilliers, qui était parti pour l’armée, sa femme, ma chère maîtresse, vint à hériter de la riche succession de son onque ; succession que l’ vieux bonhomme qui en vouliont, j’ne savons pourquoi, à mame de Saint-Pol, et qu’étiont entêté comme une mule, refusa de partager entre les deux cousines. C’ t’héritage s’ composait, en grande partie, d’argent comptant et de bons effets au porteur. Un parent du colonel, nommé Ébérard, un misérable...

DOMINIQUE.

Un misérable !... J’ai entendu dire que cet Ébérard était un fort brave homme.

THIBAULT.

Tu vas en juger. Criblé de dettes, ruiné par le jeu et les femmes...

DOMINIQUE.

Le jeu et les femmes !... On m’a assuré qu’Ébérard ne jouait jamais, et qu’il était, à cette époque, passionnément épris de madame de Saint-Pol, qu’il l’aimait uniquement, et comme on dit, à la folie.

THIBAULT.

C’est possible ; mais on peut être amoureux d’une femme, et n’en être pas moins un fort mauvais sujet. Quant à mame de Saint-Pol, alle ne pouviont le souffrir ; alle aimiont déjà celui qu’alle aime encore, M. Duflos.

DOMINIQUE.

Ah ! ah ! M. Duflos, l’ami de madame ?... n’est-ce pas ainsi qu’on l’appelle ?

THIBAULT.

Oui, mais tâche d’ ne plus m’interrompre. Ébérard, donc, n’ sachant plus où donner d’ la tête, résolut d’enlever à ma maîtresse tout l’argent qu’alle avait cheuz elle. Le crime n’était pas difficile à commettre. Depuis l’ départ du colonel, madame habitait le château d’Orvilliers, qu’est à trois lieues d’ici, à un bon quart de lieue du village, loin d’la grand’ route. Un soir... un soir, à neuf heures, au moment d’un affreux orage... et, tians ! c’est justement demain l’anniversaire de c’ jour fatal ; on la trouva assassinée, auprès du berceau de son enfant, dans l’ pavillon du petit parc, où c’qu’alle logeait ordinairement, et l’on saisit Ébérard sur le corps même d’ sa victime.

DOMINIQUE.

Grand Dieu !

THIBAULT.

Il n’avoua rien ; mais les faits parliont assez haut. Dès le commencement du procès, sa tête, qui n’avait jamais été ben saine, s’ dérangea tout à fait. Les juges n’ purent l’condamner à mort ; mais ben convaincus qu’il étiont coupable, ils le firent renfermer dans l’hôpital des fous de c’te ville, où c’qu’on dit qu’il est mort il y a peu de temps.

DOMINIQUE.

Voilà une bien terrible histoire !... Et ce pauvre colonel d’Orvilliers, quelle a dû être sa douleur !

THIBAULT.

Oh ! colonel, qu’est-il d’venu ?... On l’ignore. Fait prisonnier il y a longtemps, c’est cheuz l’étranger qu’il apprit ces tristes nouvelles, et v’là plusieurs années qu’il n’avont pas donné des siennes... Est-il vivant ?... Est-il mort ?... C’est ce qu’on saura bentôt, puisque la paix est faite.

DOMINIQUE.

Et l’enfant de madame d’Orvilliers ?

THIBAULT.

Pauvre petite !... le jour même d’la mort d’ sa mère, alle a disparu. Une preuve ben certaine que mame de Saint-Pol étiont étrangère à tous ces événements, c’est qu’ pendant longtemps, alle avont fait chercher sa p’tite cousine, quoi qu’en la perdant, alle devint tout naturellement héritière des biens de son onque.

DOMINIQUE.

Ce que tu viens de me raconter peut être vrai, et, quant à moi, je le crois, mais j’en reviens à la réputation de madame de Saint-Pol : on m’assurait hier qu’elle n’était pas intacte, même avant la mort de madame d’Orvilliers, et que cette dame n’avait pas reçu chez elle sa cousine, après le départ de son mari. Et, par exemple, puisque madame de Saint-Pol l’aimait tant, ce M. Duflos, pourquoi ne l’a-t-elle pas épousé ?...

THIBAULT.

Pourquoi ?... Pourquoi ?... Parce que M. Duflos a été obligé d’ quitter longtemps la France, par suite d’opinions politiques ; parce qu’y avont eu de part et d’autre des dérangements de forteune, des pertes, des embarras d’ toute espèce ; parce qu’enfin, on n’ faisons pas toujours tout c’qu’on veut.

DOMINIQUE.

C’est vrai... mais...

THIBAULT.

Oh ! mais, mais !... J’ t’en avons dit assez pour t’ convaincre, et j’ te conseillons... Mais, chut !... voici Thérèse.

 

 

Scène III

 

DOMINIQUE, THIBAULT, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Comment, Thibault, vous n’êtes pas encore parti ?...

THIBAULT.

Pas encore... c’est un mot de reproche, ça, mam’zelle ?

THÉRÈSE.

Pas du tout ; vous savez bien qu’on a du plaisir à vous voir ici, moi, surtout.

THIBAULT, bas à Dominique.

Est-elle aimable !...

THÉRÈSE.

Mais vous m’aviez annoncé que vous partiriez de grand matin, et je vous croyais déjà à d’Orvilliers.

THIBAULT.

Qu’ voulez-vous ?... On n’s’est pas vu d’puis tant d’années ! On jase, on jase, le temps file, et l’on ne songe plus au pauvre bidet qui vous attendons dans la cour, aux barreaux de la loge du portier. Mais v’là que j’ m’en vas... Adieu, mam’zelle ; j’ vous r’commandons ben Dominique.

THÉRÈSE.

Bon, bon.

THIBAULT.

Au revoir... adieu, Dominique.

DOMINIQUE.

Adieu, mon ami.

THIBAULT, s’arrêtant en sortant, près de la porte-fenêtre qui est ouverte.

À propos, vous a-t-on dit la nouvelle ? L’ feu a pris à l’hospice qui servait en même temps de prison.

THÉRÈSE.

Nous savons cela.

THIBAULT.

Oui, mais c’ que vous n’ savez pas, c’est qu’ depuis avant-hier on a provisoirement placé les prisonniers et les fous dans l’grand bâtiment qu’est là, en face d’ vos fenêtres, et qui serviont autrefois d’ caserne.

THÉRÈSE.

Un hôpital ! une prison !... si près de nous ? Fi ! l’horreur ! Ah ! que dira madame ?...

THIBAULT, riant.

Ça fera un drôle d’ contraste, tout d’ même. Là bas, on entendra d’ici l’ bruit des danses, le son des violons, les chants joyeux des convives ; et ici on entendra d’ là-bas, les plaintes des malades, les cris des détenus, et les jurements des geôliers.

THÉRÈSE.

Voulez-vous bien vous taire !...

THIBAULT.

Ah ! ah ! comme dirait not’ curé : Ça s’ra un sermon tout fait... Adieu ! adieu !...

Il sort.

 

 

Scène IV

 

THÉRÈSE, DOMINIQUE

 

THÉRÈSE.

Voilà une fort mauvaise nouvelle ; mais il faut croire qu’on a mal informé Thibault.

DOMINIQUE.

C’est possible, Mademoiselle.

THÉRÈSE.

Laissons cela. Tout semble m’assurer que j’ai bien fait d’engager Madame à vous prendre à son service. C’est ce soir qu’il faut vous distinguer. Nous recevrons beaucoup de monde ; je vous recommande l’exactitude et la célérité.

DOMINIQUE.

Comptez sur mon zèle... Donne-t-on souvent des soirées, ici ?

THÉRÈSE.

Mais, oui...

DOMINIQUE, examinant attentivement Thérèse.

Madame aime donc beaucoup la danse ?

THÉRÈSE.

Ce n’est pas précisément pour cela qu’elle reçoit.

DOMINIQUE.

Elle joue peut-être ?

THÉRÈSE.

Oh ! non.

DOMINIQUE.

Vraiment ?

THÉRÈSE.

Mais on joue pour elle.

DOMINIQUE, jouant l’étonnement.

Ah ! ah ! et qui donc ?

THÉRÈSE.

M. Duflos.

DOMINIQUE.

Fournir de l’argent pour le jeu !... Il faut que notre maison soit riche pour faire tant de dépenses ?

THÉRÈSE.

Écoutez, Dominique : bientôt nous ne devrons plus avoir de secrets pour vous, et je puis vous dire, dès ce moment, qu’après les pertes cruelles que madame de Saint-Pol a essuyées, c’est justement ce que vous regardez comme une dépense qui fait son revenu.

DOMINIQUE.

Ce M. Duflos est donc toujours sûr de gagner ?

THÉRÈSE.

Mais... à peu près.

DOMINIQUE.

Bah !...

Montrant la porte à droite.

Et dites-moi, à quoi sert cette grande table verte, rouge et noire, qui se trouve dans cette pièce ?...

THÉRÈSE.

Faites donc l’ignorant !... Mais que vous le soyez ou non, ce n’est pas cela dont il s’agit ; soyez discret, attentif, intelligent, feignez toujours la même innocence, et vous verrez que vous avez rencontré une bonne condition.

DOMINIQUE.

Le service n’est pas pénible ?

THÉRÈSE.

Non, et les profits sont certains...

Remontant la scène.

Mais, Madame tarde bien à revenir !

DOMINIQUE.

Où donc est-elle allée ?

THÉRÈSE, à mi-voix.

Enlever une jeune fille.

DOMINIQUE.

Bah !...

THÉRÈSE.

Chut !... Je puis, et je dois même vous conter cela. M. Duflos, vous le savez peut-être, doit épouser madame. Cependant, ce moment si longtemps attendu semble reculer de jour en jour. Comme ce n’est pas la faute de madame, nous avons pensé que ce retard avait un motif que nous avons cherché, et que nous sommes enfin parvenues à découvrir. Nous avons su par un ami intime de M. Duflos...

DOMINIQUE.

Un ami !

THÉRÈSE.

Eh ! oui, un ami... D’où venez-vous donc ? Est-ce à ses ennemis qu’on confie ses secrets ?... Nous avons su, dis-je, que M. Duflos faisait élever à Flavigny, dans une pension, une jeune personne fort belle dont il se dit le tuteur.

DOMINIQUE, à lui-même.

Dans une pension ?... à Flavigny ?... Mais je dois connaitre ça, moi ?

THÉRÈSE.

Jugez de notre fureur ! Nous apprenons en outre que M. Duflos ne paye plus, depuis un an, la pension de la jeune fille. Que fait madame ? Elle vend quelques bijoux, et, munie d’une lettre de M. Duflos à la maîtresse de pension, que lui procure...

DOMINIQUE.

Le même ami intime ?...

THÉRÈSE.

Fort bien... Elle part hier au soir pour Flavigny ; et dans ce moment je l’attends avec la jeune personne. Que dites-vous de cela ?

DOMINIQUE.

Que notre maîtresse est une maîtresse femme, et que M. Duflos...

THÉRÈSE.

N’aura plus qu’un moyen de se raccommoder avec elle.

DOMINIQUE.

Et ce sera ?...

THÉRÈSE.

De l’épouser. Mais la voici... Oh ! la jolie personne !...

 

 

Scène V

 

THÉRÈSE, DOMINIQUE, MADAME DE SAINT-POL, AMÉLIE

 

MADAME DE SAINT-POL, à Amélie.

Vous voilà chez vous, ma chère enfant.

DOMINIQUE.

Eh ! mais, je ne me trompe pas ; c’est bien mademoiselle Amélie !

AMÉLIE.

Vous ici, bon Dominique ?

MADAME DE SAINT-POL.

Comment vous connaissez-vous ?

DOMINIQUE.

Après avoir quitté Paris, le besoin d’argent me força de m’arrêter à Flavigny, et d’y chercher une condition ; j’entrai domestique dans le pensionnat où était mademoiselle.

AMÉLIE.

Que je suis aise de vous revoir !

DOMINIQUE.

Je n’ai point oublié toutes vos bontés. Je regrettais presque d’avoir quitté Flavigny pour venir à Dijon ; mais...

MADAME DE SAINT-POL.

C’est bien, Dominique.

DOMINIQUE.

Mais je ne m’en repens plus.

MADAME DE SAINT-POL.

Laissez-nous.

DOMINIQUE, à part.

Pauvre petite !... C’est comme qui dirait une brebis parmi...

MADAME DE SAINT-POL, avec impatience.

Laissez-nous, vous dis-je !

Dominique sort.

 

 

Scène VI

 

THÉRÈSE, MADAME DE SAINT-POL, AMÉLIE

 

MADAME DE SAINT-POL.

Thérèse, M. Duflos est-il venu ?

THÉRÈSE.

Non, madame, pas encore.

MADAME DE SAINT-POL.

S’il vient, prévenez-moi. Je ne veux pas qu’il voie tout de suite cette aimable enfant. C’est une surprise que je lui prépare.

THÉRÈSE.

Il suffit, madame.

MADAME DE SAINT-POL.

Ah ! Thérèse... tout est-il disposé pour ce soir ?

THÉRÈSE.

Oui, madame.

MADAME DE SAINT-POL.

Bien... Il est inutile de faire du punch ; il y aura un souper. Qu’on le tienne prêt pour deux heures du matin, pas avant. Il faut laisser le temps à ces messieurs de bien essayer leurs forces ; leur courage doublera après le souper.

AMÉLIE, à part.

Où suis-je donc ?

On entend du bruit au dehors.

MADAME DE SAINT-POL.

N’est-ce pas M. Duflos que j’entends.

THÉRÈSE.

C’est lui-même.

AMÉLIE, d’une voix un peu tremblante, et faisant un pas pour se retirer.

Si c’est M. Duflos, madame, permettez-moi...

MADAME DE SAINT-POL, l’arrêtant.

Non, mon enfant, pas encore.

Bas à Thérèse.

Retiens-le un moment sur l’escalier.

Thérèse sort. Madame de Saint-Pol conduisant Amélie vers la porte à droite.

Entrez dans cette pièce ; je vous appellerai tout à l’heure.

Amélie est entrée, et madame de Saint-Pol tire la porte sur elle, presqu’au moment où Duflos paraît.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE SAINT-POL, DUFLOS

 

Madame de Saint-Pol s’est assise à droite, près d’une table de jeu.

DUFLOS.

J’ai vainement couru, madame ; on ne veut plus nous prêter sur notre signature.

MADAME DE SAINT-POL, froidement.

Vous m’en voyez au désespoir.

DUFLOS, étonné.

Vous dites cela bien tranquillement !

MADAME DE SAINT-POL.

Je compte sur notre soirée, sur le jeune d’Arbois et deux de ses amis qu’il doit amener.

DUFLOS.

Mais pour donner notre soirée, il faut d’abord de l’argent...

MADAME DE SAINT-POL.

Qui vous dit que je n’en ai pas ?

DUFLOS.

Il se pourrait et vous me l’avez caché ?

MADAME DE SAINT-POL, avec intention.

N’avez-vous point de secret pour moi ?

DUFLOS.

Moi ! mon amie !... Ah ! croyez... Combien avez-vous ?

MADAME DE SAINT-POL.

Pourquoi ?

DUFLOS.

J’ai le plus pressant besoin de mille francs, et je cours le plus grand danger...

MADAME DE SAINT-POL, l’interrompant.

De voir sans asile une jeune personne ?

DUFLOS, étonné.

Que voulez vous dire ?

MADAME DE SAINT-POL.

Rassurez-vous ; j’ai prévenu vos vœux ; j’ai voulu vous épargner de fréquents voyages, et, à moi, l’ennui de votre absence.

DUFLOS, à part.

Soupçonnerait-elle ?...

MADAME DE SAINT-POL.

Un pensionnat d’une de nos plus petites villes de province n’était pas digne de renfermer la pupille de M. Duflos, la charmante Amélie.

DUFLOS, à part.

Elle sait tout !

MADAME DE SAINT-POL.

Notre ville peut offrir du moins...

DUFLOS.

Et vous l’y avez conduite ?

MADAME DE SAINT-POL.

J’ai fait plus : elle est ici.

DUFLOS.

Ô ciel ! ici ?...

MADAME DE SAINT-POL, se levant.

Ici même, et vous allez la voir.

Appelant.

Thérèse !

DUFLOS, d’une voix basse et terrible.

Arrêtez, malheureuse ! Qu’avez-vous fait ?...

MADAME DE SAINT-POL.

Vous ne vous attendiez pas à tant de générosité de ma part ?

DUFLOS.

Cessez une ironie dont vous ne tarderez pas à vous repentir... Savez-vous bien quelle est cette jeune fille ?

MADAME DE SAINT-POL.

Non ; mais...

DUFLOS.

La fille de votre cousine !

MADAME DE SAINT-POL.

Grand Dieu ! ne m’aviez-vous pas dit...

DUFLOS.

Je vous ai trompée. Rappelez-vous ce jour maudit où le besoin, le désespoir, vos prodigalités sans mesure, la soif de l’or, m’armèrent contre les jours de votre infortunée cousine...

MADAME DE SAINT-POL.

Ah ! je ne voulais point sa mort !

DUFLOS.

Mais vous avez profité du crime.

MADAME DE SAINT-POL.

Vous l’avez commis malgré moi.

DUFLOS.

Votre silence vous a rendue complice.

MADAME DE SAINT-POL.

Comment puis-je aimer encore le meurtrier ?...

DUFLOS.

Ernestine ! c’est pour toi qu’il a tout fait sans autoriser le crime, c’est toi qui, chaque jour, enflammais mon désespoir contre l’innocent objet de ta jalousie et de ta haine ; c’est toi, qu’en mourant, elle a maudite la première.

MADAME DE SAINT-POL, éperdue.

Affreuse pensée !...

DUFLOS.

Je crois encore et l’entendre et la voir, pâle, défigurée, sanglante, se traînant à mes pieds, appelant son époux et sa fille... Ses cris cessèrent ; la douce respiration de son enfant, qui s’était endormie près d’elle, troubla seule alors un effroyable silence.

MADAME DE SAINT-POL.

Cruel ! voulez-vous me voir expirer de douleur ?... Au nom de nos remords communs, éloignez ce terrible souvenir !

DUFLOS, revenant à lui après un silence.

Oui, vous avez raison, Ernestine... nos remords communs...

MADAME DE SAINT-POL.

Sa fille... ne me parlez que de sa fille !

DUFLOS.

À la vue de cette enfant, je ne trouvai plus dans mon cœur d’autre sentiment que celui de la pitié. Après l’avoir enlevée du château d’Orvilliers, loin de songer à l’exécution de mes derniers projets, je la confiai à une vieille paysanne, près de Flavigny, et à l’âge de dix ans, je la fis entrer dans un pensionnat de cette ville. Fallait-il donc que votre folle jalousie l’arrachât à cette paisible demeure, et vint accroître les nouveaux dangers qui nous environnent !...

MADAME DE SAINT-POL.

Quoi donc ?

DUFLOS.

Il s’agit plus que jamais d’échapper à la justice : toutes les circonstances semblent se réunir pour nous accabler... le père d’Amélie, l’époux de votre cousine, d’Orvilliers, est de retour en France.

MADAME DE SAINT-POL.

Il existe ?...

DUFLOS.

Demain, aujourd’hui, dans une heure peut-être, il va se présenter ici.

MADAME DE SAINT-POL.

Mon sang se glace !

DUFLOS.

Voulez-vous encore garder sa fille auprès de vous ?

MADAME DE SAINT-POL.

Non, non, qu’elle parte, qu’elle s’éloigne... Eh ! comment pourrais-je supporter sa présence !...

DUFLOS.

Où l’avez-vous enfermée ?

MADAME DE SAINT-POL, montrant la porte à droite qui conduit à la salle de la roulette.

Là.

DUFLOS.

Là !... Que va-t-elle penser en voyant cet étrange ameublement ?...

MADAME DE SAINT-POL.

Saura-t-elle ce que ce peut être ?

DUFLOS.

Il faut qu’elle quitte cette maison...

MADAME DE SAINT-POL.

Un moment... vous ne savez pas encore tout ce dont nous sommes menacés.

DUFLOS.

Comment ?

MADAME DE SAINT-POL.

Ne songez-vous plus à Ébérard ?...

DUFLOS.

Ébérard ?... privé de la raison, condamné à une réclusion perpétuelle, qu’avons-nous à craindre de lui ?... Sa folie...

MADAME DE SAINT-POL.

A pris un caractère alarmant.

DUFLOS.

Pour lui ?

MADAME DE SAINT-POL.

Pour nous !

DUFLOS.

Expliquez-vous.

MADAME DE SAINT-POL.

Peu de temps après sa condamnation, on s’était aperçu qu’il portait toujours sur lui un papier qui, jusqu’alors, avait échappé aux regards de ses gardiens, et dont la seule vue excitait sa fureur, ou faisait couler ses larmes. On voulut le lui enlever ; il le défendit avec une force incroyable. Le médecin en chef de l’hôpital et des prisons ne voulut pas qu’on le tourmentât davantage à ce sujet, supposant, avec une apparence de raison, d’après le caractère connu d’Ebérard, que ce papier était quelque billet amoureux vers lequel une idée fixe le ramenait sans cesse.

DUFLOS.

Eh bien ?

MADAME DE SAINT-POL.

Plusieurs années s’écoulèrent ; on ne revit plus ce papier ; mais, il y a quelques jours, il a reparu entre ses mains, et depuis ce moment, le nom de d’Orvilliers, le mien, le vôtre, qu’Ébérard n’avait jamais prononcés, reviennent souvent dans ses discours. Si ce papier était la fatale lettre que vous m’avez écrite avant que la mère d’Amélie...

DUFLOS.

Qui peut vous le faire craindre ?

MADAME DE SAINT-POL.

Apprenez une circonstance que j’avais cru devoir vous taire, et que je ne puis plus vous cacher. Le malheureux amour qu’Ébérard avait conçu pour moi, vous le savez, allait jusqu’au délire ; sans cesse il m’obsédait. Un jour... je venais de recevoir votre lettre, elle était encore ouverte devant moi, sur mon bureau... tout à coup j’aperçois Ébérard à mes côtés. Absorbée dans mes réflexions, je ne l’avais pas entendu entrer, et, dans sa jalouse fureur, il n’avait pas permis qu’on l’annonçât. Épouvantée à sa vue, mon premier mouvement fut de saisir votre lettre et de la jeter au feu ; mais un autre billet se trouvait à côté, et lorsqu’Ébérard fut sorti avec un air de triomphe, plutôt que de colère, je ne pus le retrouver. Si, dans mon trouble, je m’étais trompée !... si je n’avais pas brûlé votre lettre !... si elle était entre ses mains !...

DUFLOS.

Funeste méprise !...

MADAME DE SAINT-POL.

La présence d’Ébérard au château d’Orvilliers, le jour même du meurtre, m’avait inspiré dans le temps les plus terribles craintes... Songez-y bien ! profitez de la démence d’Ébérard ; emparez-vous, à quelque prix que ce soit, du billet qu’il cache avec tant de soin.

DUFLOS.

Fût-ce aux dépens de sa vie !... mais je n’aurai pas besoin d’en venir à ces extrémités. Rassurez-vous... Le plus pressé, dans ce moment, est d’éloigner Amélie, et je cours lui chercher un asile.

MADAME DE SAINT-POL.

Ne tardez pas à revenir ; je vous attends avec impatience.

Duflos sort.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE SAINT-POL, seule

 

Amélie en ces lieux !... son père prêt à y reparaître ! Je me sens défaillir... Et cependant, tout à l’heure, ici, dans ce salon, mon rôle sera d’être aimable, enjouée, brillante ; je devrai sourire et plaire, quand la mort est dans mon cœur, quand mes yeux sont gonflés de larmes ! On vient... si tôt ! quelle contrariété !...

 

 

Scène IX

 

MADAME DE SAINT-POL, D’ARBOIS, SERGY, SAINT-CLAIR, et d’abord DOMINIQUE

 

DOMINIQUE, entrant, et sortant aussitôt.

M. d’Arbois ?

D’ARBOIS, après avoir baisé la main de madame de Saint-Pol.

Permettez-moi, belle dame, de vous présenter deux de mes amis, jeunes gens bien nés, du meilleur ton, et qui, comme moi, savent dépenser gaiment leur patrimoine.

MADAME DE SAINT-POL.

Rien ne pouvait m’être plus agréable que la présence de ces messieurs, mon cher d’Arbois. Quant à vous, nous vous recevons ici, vous le savez, comme un ami.

D’ARBOIS, avec une légère ironie.

C’est un titre cher... bien cher à mon cœur.

MADAME DE SAINT-POL.

Nous nous connaissons depuis si longtemps.

D’ARBOIS.

Comment donc ! nous sommes même un peu parents. Le père du colonel d’Orvilliers, votre cousin, avait épousé en secondes noces une tante de mon père. Cette parenté-là est tirée d’un peu loin, je l’avoue ; mais, au château d’Orvilliers...

MADAME DE SAINT-POL, se hâtant d’interrompre d’Arbois.

Ces messieurs ne sont pas de notre province ?

D’ARBOIS.

Non, non. M. de Saint-Clair vient y recueillir un héritage, et notre ami commun, M. de Sergy, a bien voulu l’accompagner. Je vous disais donc qu’au château d’Orvilliers... j’étais encore bien jeune à cette époque ; votre pauvre cousine...

MADAME DE SAINT-POL, même jeu.

Vous allez prendre sans doute votre revanche ce soir, et réparer la petite perte que vous avez faite avant-hier ?

D’ARBOIS.

La petite perte !... plaisantez-vous ? dix mille francs !...

SERGY, SAINT-CLAIR.

Dix mille francs !

MADAME DE SAINT-POL.

Dix mille francs !... tant que cela ? je l’ignorais, Je suis vraiment désolée...

D’ARBOIS.

La somme est quelque chose ; mais la perdre dans une heure ! c’est là surtout ce qui m’a piqué. Avouez que cela crie vengeance.

MADAME DE SAINT-POL.

Vous serez plus heureux ce soir.

D’ARBOIS.

Je l’espère parbleu bien ! car si le sort se déclare encore contre moi, je serai forcé demain d’avoir recours à messieurs les hommes d’affaires, que, dans un siècle moins poli que le nôtre, on appelait tout bonnement des usuriers... Mais qu’avez-vous, belle dame ? vous paraissez distraite, préoccupée ? Tout à l’heure vous ne m’écoutiez pas. Quoi donc ? l’époux futur, Duflos, le trop heureux Duflos, vous aurait-il causé quelque chagrin ?... ah ! d’honneur, si je le savais, je ferais bien voir à ce monsieur votre tyran...

MADAME DE SAINT-POL.

Taisez-vous, fou que vous êtes !

D’ARBOIS.

Fou ! moi ?... Ma foi, vous m’avez bien nommé ; et l’on pourrait, en vérité, sans trop d’injustice, me placer parmi ces pauvres diables, dont la raison est déménagée pour jamais. J’aime le vin, le jeu et les femmes ; et, comme un fou que je suis, oh ! mais, un fou d’une espèce rare, je crois à l’honnêteté des joueurs et à la fidélité de ma maîtresse... Eh ! mais, j’y suis !... oui, je cherchais d’où pouvait venir ce nuage un peu sombre qui obscurcit des traits charmants ; je le sais.

MADAME DE SAINT-POL, d’une voix émue, s’efforçant de sourire.

Comment, vous le savez ?

À part.

Que veut-il dire ?

D’ARBOIS.

Oui, oui, je le sais, encore une fois... Je parierais que vous êtes au désespoir du tour odieux que vient de vous jouer le conseil municipal.

MADAME DE SAINT-POL, étonnée et tremblante.

Je ne vous comprends pas.

D’ARBOIS.

Eh ! si ; vous savez bien, cet énorme édifice planté justement en face de votre maison, qu’il vient de transformer en prison de ville et en hôpital des fous...

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Ah ! grand Dieu !

D’ARBOIS.

Vous l’ignoriez ?

MADAME DE SAINT-POL, hésitant.

Non.

À part.

Surcroît d’embarras et de douleur ! Ébérard si près de moi !...

D’ARBOIS.

C’est une horreur ! c’est une indignité !

MADAME DE SAINT-POL, comme à elle-même.

Dès demain, je quitterai cet hôtel.

D’ARBOIS.

Il faut se plaindre. Si c’était moi, avant d’abandonner ainsi la place, je plaiderais contre le préfet, le maire et le conseil lui-même.

MADAME DE SAINT-POL.

Pardon, messieurs, je vous quitte un moment... j’ai quelques ordres à donner...

D’ARBOIS.

Ne vous gênez pas, je vous prie. Moi, en attendant vos invités, j’irai avec ces deux messieurs méditer quelques chances de victoire

Montrant la porte à droite.

sur le théâtre même de mes défaites.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Qu’ai-je fait ? Amélie y est enfermée.

Haut.

Mon cher d’Arbois, cette pièce est dans un désordre... veuillez...

D’ARBOIS.

Comment donc ! vous commandez, belle dame. Nous allons sortir, et nous reviendrons dans quelques instants.

MADADE DE SAINT-POL, en souriant.

Ne tardez pas.

Madame de Saint-Pol salue avec grâce d’Arbois et ses deux amis, et se retire en poussant, à part, un soupir de douleur.

 

 

Scène X

 

D’ARBOIS, SERGY, SAINT-CLAIR, DOMINIQUE, DEUX VALETS au fond

 

Pendant cette scène, deux valets entrent avec Dominique ; sous les ordres de celui-ci, ils achèvent d’arranger le salon, et allument le lustre, les candélabres et les flambeaux.

DOMINIQUE, à part, faisant semblant de ranger les tables.

Écoutons-les.

SERGY, à d’Arbois.

Quel conte lui as-tu fait là ?

D’ARBOIS.

Ce n’est pas un conte. Les deux aimables établissements dont je viens de parler touchent bien réellement à cet hôtel.

Riant.

Ah ! ah ! ah ! la pauvre petite femme s’en va vivement contrariée de mes plaisanteries ! tant mieux, morbleu ! car je suis aussi piqué contre elle, moi.

SERGY.

Contre elle ?

D’ARBOIS.

Et contre le Duflos, son âme damnée.

SAINT-CLAIR.

De quoi te plains-tu ?

D’ARBOIS.

Je me plains de ce qu’ils connaissent trop bien d’une des quatre règles de l’arithmétique.

SERGY.

La soustraction ?

D’ARBOIS.

C’est toi qui l’as nommée !

SAINT-CLAIR.

Et tu nous as conduits dans ce coupe-gorge ?

D’ARBOIS.

Qu’as-tu à crier ? y as-tu déjà perdu quelque chose, toi ?

SAINT-CLAIR.

Mais...

D’ARBOIS.

Mais j’ai eu mes raisons pour vous amener ici. Je me suis tracé un nouveau plan de campagne. À nous trois, nous ferons un corps d’observation superbe.

SERGY.

Un corps d’observation ?

D’ARBOIS.

Eh oui, et d’attaque en même temps. Quand j’étais seul, abandonné à moi-même, pauvre innocent, je perdais mon argent comme un sot ; mais, à nous trois, il en sera autrement. Tandis que l’un de nous tiendra les cartes, les deux autres examineront les yeux et les mains de ces messieurs, et ce sera bien le diable si l’on ose...

SAINT-CLAIR.

Décidément cette maison est une maison suspecte.

D’ARBOIS.

Non, non, elle n’est encore que soupçonnée d’être suspecte.

SAINT-CLAIR.

Avec un tel club de fripons...

D’ARBOIS.

De fripons !... Ah ! le terme est trop fort... D’industriels, à la bonne heure ; voilà l’expression juste. Cependant, pour dire la vérité, la police, qui gêne un peu ce genre d’industrie, a les yeux ouverts sur madame de Saint-Pol et son sournois de Duflos. Mais, je vous le répète, ce ne sont que des soupçons ; il faudrait, pour autoriser une visite, une espèce de certitude, quelque circonstance imprévue ; et ma foi, quant à moi, j’en serais très fâché. Quoique Duflos m’ait soufflé avant-hier dix mille francs, j’aime cette maison, moi ; c’est, à Dijon, une innovation toute parisienne ; c’est une manière d’école pour la belle jeunesse. On y tue le temps en cent façons charmantes. On y fait des soupers délicieux, où l’on rencontre des femmes d’un ton, d’une grâce, d’une pétulance ! toutes veuves de colonels et de généraux pour le moins. Oh ! la société, en femmes, y est tout à fait bien choisie.

Il rit avec ses deux amis. Apercevant Dominique.

Voilà un vieux drôle qui nous écoute, je crois... sortons... Eh ! mais, tout est allumé, la soirée va commencer. Restons, ma foi !... Tenez, venez avec moi. Il faut que vous fassiez connaissance avec le délicieux boudoir de madame de Saint-Pol... Je vous conterai là certaine petite aventure...

SERGY.

Mais n’y a-t-il pas quelque indiscrétion ?...

D’ARBOIS.

Eh ! non, venez... Je suis ici comme chez moi ; j’ai les grandes entrées... Il est vrai que je les ai payées un peu cher... Venez, venez !

Il entre dans l’appartement à gauche, avec ses deux amis, en riant aux éclats.

 

 

Scène XI

 

DOMINIQUE, seul

 

Qu’ai-je entendu ? Quelle horrible maison ! De quels gens, grand Dieu, mademoiselle Amélie se trouve-t-elle entourée ?... Des joueurs, des escrocs, des libertins, des femmes... quelles femmes !... Je voulais sortir d’ici sans demander mon compte ; mais à présent, je reste. Que deviendrait cette aimable demoiselle !

 

 

Scène XII

 

DOMINIQUE, DUFLOS

 

DUFLOS, entrant vivement.

Dites à madame de Saint-Pol que je suis de retour.

DOMINIQUE, sortant.

Oui, monsieur.

À part.

C’est donc là le protecteur de mademoiselle Amélie ?...

 

 

Scène XIII

 

DUFLOS, seul

 

Ah ! madame de Saint-Pol, vous avez usé de ruse et de violence pour m’enlever Amélie ! Et vous avez pu croire que je le souffrirais ?... Vous ne savez pas tout ce dont mon amour pour Amélie peut me rendre capable. Un obscur pensionnat, connu de moi seul, va me répondre d’elle jusqu’au moment où le titre d’époux... d’époux ?... Est-ce bien là ?... nous verrons... Une seule chose m’inquiète ce nouveau caractère de la folie d’Ébérard... L’on vient ; c’est madame de Saint-Pol... Tachons de nous contraindre.

 

 

Scène XIV

 

DUFLOS, MADAME DE SAINT-POL, puis AMÉLIE, THÉRÈSE

 

MADAME DE SAINT-POL, entrant vivement.

Nous n’avons pas, en effet, une minute à perdre, mon ami ; il faut à l’instant même éloigner Amélie.

Elle va à la porte qui est à droite, l’ouvre, entre et reparaît avec Amélie. Celle-ci, en entrant, paraît inquiète et troublée à la vue de Duflos, qui, l’œil rayonnant de joie et de plaisir, fait avec vivacité deux ou trois pas au-devant d’elle ; mais la présence de madame de Saint-Pol l’arrête. À Amélie.

Venez, ma jeune amie, venez.

À Duflos.

Monsieur Duflos, voici l’intéressante personne que vous m’avez confiée. Je regrette beaucoup que ce ne soit pas pour un plus long temps ; mais les circonstances ne vous le permettent pas, et je vous remercie toujours de me l’avoir fait connaître.

DUFLOS, bas, à madame de Saint-Pol.

Le temps presse, madame.

Haut.

Il se fait tard ; permettez...

MADAME DE SAINT-POL.

Il est vrai. Adieu, mon enfant.

AMÉLIE.

Adieu, madame.

À part.

Je ne sais pourquoi l’aspect de cette femme me glaçait de terreur.

 

 

Scène XV

 

DUFLOS, MADAME DE SAINT-POL, AMÉLIE, THÉRÈSE, DOMINIQUE, entrant vivement

 

DOMINIQUE.

Madame, M. le colonel d’Orvilliers demande à vous parler.

MADAME DE SAINT-POL, DUFLOS, avec effroi.

D’Orvilliers ?

THÉRÈSE, à part.

D’Orvilliers !

MADAME DE SAINT-POL, bas, à Duflos.

Vous me l’aviez bien dit... Ah ! voici l’instant que j’ai toujours redouté.

DUFLOS, à part.

Diable ! je ne croyais pas avoir été si véridique.

MADAME DE SAINT-POL, à Dominique.

Dans un moment, vous pourrez l’introduire.

Bas, à Duflos.

Duflos, par pitié, ne me quittez pas ! Vous emmènerez plus tard cette enfant ; mais il ne faut pas qu’il la voie... Ah ! pourquoi l’ai-je amenée ?...

AMÉLIE, à part.

Tout ce que je vois est loin de me rassurer.

DOMINIQUE, bas, à Amélie, en passant près d’elle.

De la prudence !

Amélie suit des yeux, avec surprise, Dominique, qui s’éloigne d’elle.

DUFLOS, à part.

Fâcheux contretemps !

MADAME DE SAINT-POL, à Dominique.

Faites entrer.

Dominique sort ; madame de Saint-Pol continue à Thérèse.

Conduisez mademoiselle dans mon boudoir.

AMÉLIE, à Duflos.

Eh ! quoi, monsieur, me laissez-vous ainsi ?...

DUFLOS.

Rassurez-vous, chère Amélie ; bientôt j’irai vous rejoindre. Une affaire importante...

THÉRÈSE, à Amélie.

Mademoiselle veut-elle me suivre ?

Amélie sort avec Thérèse par la porte à gauche. Duflos la regarde sortir avec inquiétude.

MADAME DE SAINT-POL.

Je puis à peine maîtriser mon effroi.

DUFLOS.

Contenez-vous, madame.

 

 

Scène XVI

 

MADAME DE SAINT-POL, DUFLOS, D’ORVILLIERS, et d’abord DOMINIQUE

 

DOMINIQUE, annonçant et se retirant.

M. d’Orvilliers.

D’ORVILLIERS, embrassant madame de Saint-Pol.

Mon amie !... ma chère cousine !... que votre vue me fait éprouver de plaisir !

Avec un soupir.

et de peine !... Hélas ! je ne m’attendais pas, lorsque tous mes vœux n’aspiraient qu’à revoir la France...

MADAME DE SAINT-POL, avec beaucoup d’émotion et de trouble.

Longtemps nous avons cru qu’un malheureux destin... Ce n’est que depuis peu... Fallait-il qu’une si longue absence... Votre présence aurait prévenu bien des malheurs !...

D’ORVILLIERS.

Fait prisonnier, conduit au fond des Indes, ce n’est que lorsque la paix a rendu la liberté aux mers, que j’ai pu songer à revenir. L’espoir d’embrasser ma femme et ma fille soutenait mon courage ; l’idée de leur joie, lorsque j’étalerais à leurs yeux d’immenses richesses, m’enivrait ; j’arrive...

MADAME DE SAINT-POL, mettant son mouchoir sur ses yeux.

Ah ! Dieu !

D’ORVILLIERS.

Quelque douloureux que soit pour vous un tel récit, il m’importe de l’entendre de votre bouche.

MADAME DE SAINT-POL.

Ah ! n’exigez pas...

D’ORVILLIERS.

Parlez, je vous en conjure ! Je veux connaître de vous l’affreuse vérité ; guidez-moi dans ce dédale d’horreurs... Quel est l’assassin de ma pauvre Adèle ? quel est le ravisseur de ma fille ?... S’ils ont échappé au glaive des lois, ils n’échapperont point à ma vengeance !

Madame de Saint-Pol et Duflos frémissent et reculent malgré eux.

MADAME DE SAINT-POL.

Non, cela m’est impossible ; mais voici M. Duflos qui, mieux que moi...

D’ORVILLIERS, se retournant, et regardant fixement Duflos.

Monsieur ?

MADAME DE SAINT-POL.

Oui, mon cousin.

D’ORVILLIERS, à part, regardant toujours Duflos.

Duflos ?... ce nom...

DUFLOS, à part.

Qu’a-t-il donc à me tant regarder ?

D’ORVILLIERS.

Pardonnez-moi, monsieur, d’avoir arrêté si longtemps les yeux sur vous... mais votre nom me rappelle celui d’un homme...

DUFLOS, à part.

Aie ! aie !

D’ORVILLIERS.

Que je n’ai pas personnellement connu, mais dont on parla beaucoup dans le temps, à l’époque de nos belles campagnes d’Italie.

DUFLOS, en souriant.

Ah !

D’ORVILLIERS.

Je n’établis, comme vous pouvez le croire, aucun rapport entre cet homme et l’ami de madame de Saint-Pol ; car l’un mérite sans doute toute mon estime, et l’autre ne m’a laissé qu’un honteux souvenir. Attaché en qualité de munitionnaire à la division Laharpe, il en fut chassé pour les malversations les plus infâmes... Mais, encore une fois, pardon, monsieur ; laissons ce misérable, et veuillez, je vous prie, me donner les tristes détails que je demandais à ma cousine.

MADAME DE SAINT-POL.

C’est à M. Duflos que vous devez la punition du coupable.

D’ORVILLIERS.

Est-il possible ?

DUFLOS.

Ancien ami de M. de Saint-Pol, cette liaison m’avait procuré l’entrée du château d’Orvilliers. J’étais venu pour entretenir madame d’Orvilliers d’une affaire d’intérêt qui s’agitait alors entre elle et sa cousine... À peine arrivé, j’entends des cris plaintifs ; ils partaient du pavillon du petit parc... j’y vole... quel spectacle !... Je la trouve baignée dans son sang, et prête à rendre le dernier soupir...

MADAME DE SAINT-POL, avec terreur.

Assez, monsieur Duflos !

D’ORVILLIERS, cachant sa figure dans ses mains, et cherchant à étouffer ses sanglots.

Ma femme ! mon unique bien ! mon Adèle !...

À Duflos.

Et quel motif a pu pousser son meurtrier ?... Quel est-il ?...

DUFLOS.

Ébérard.

D’ORVILLIERS, poussant un cri.

Ébérard !... mon parent ?...

DUFLOS.

Oui, colonel.

D’ORVILLIERS.

Ébérard !... non, cela n’est pas possible ! on vous aura trompé... une exécrable calomnie...

DUFLOS.

Je l’ai arrêté moi-même au moment du meurtre.

D’ORVILLIERS.

Grand Dieu !

DUFLOS.

Ruiné par de fausses spéculations, il voulait réparer par ce crime...

D’ORVILLIERS.

Lui, si bon, si vertueux !...

Vivement, à madame de Saint-Pol.

Mais, lors de mon départ, il vous aimait, il aspirait à votre main ?...

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Hélas !

DUFLOS.

Il feignait une passion utile à ses projets.

Moment de silence. D’Orvilliers semble plongé dans ses réflexions ; madame de Saint-Pol et Duflos l’examinent avec crainte.

D’ORVILLIERS, à lui-même.

Ébérard !... j’en aurais cru à peine mes propres yeux...

À Duflos.

Achevez... Il a reçu son châtiment ?...

DUFLOS.

Pendant le procès, sa raison s’égara.

D’ORVILLIERS.

Eh bien !

DUFLOS.

Il fut condamné à une réclusion perpétuelle ; il est enfermé dans l’hôpital des fous de cette ville.

D’ORVILLIERS.

Que dites-vous ?... Tout accroît ma surprise... il faut que je le voie... je le verrai !...

MADAME DE SAINT-POL, effrayée.

Quel est votre projet ?...

D’ORVILLIERS.

J’ai appris en arrivant à votre hôtel que l’hospice n’est qu’à un pas d’ici.

DUFLOS.

En effet, et je devais même engager madame à fuir cet odieux voisinage.

D’ORVILLIERS.

J’irai demain... Je veux...

MADAME DE SAINT-POL.

Ah ! pourrez-vous supporter sa vue ?

D’ORVILLIERS.

Je veux tout tenter pour acquérir l’entière certitude qu’Ébérard... Excusez-moi si je doute encore ; mais cette idée que mon parent, que mon ami, le meilleur, le plus généreux des hommes, ait pu commettre un crime épouvantable, révolte tous mes sens.

DUFLOS.

Les juges en ont douté ainsi que vous ; ils se sont rendus à l’évidence.

D’ORVILLIERS.

Eh bien ! Ébérard avait des complices, peut-être... je les connaîtrai... j’épierai jusqu’aux moindres écarts de sa raison égarée !...

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Ô terreur !...

D’ORVILLIERS.

Peut-être je saurai de lui si ma fille... Hélas ! j’ose à peine vous parler d’elle.

MADAME DE SAINT-POL.

Votre fille ?...

Duflos lui fait un signe ; elle se tait et cherche à se remettre.

DUFLOS.

Peu de jours auparavant, elle avait été enlevée.

D’ORVILLIERS.

Son ravisseur ?

DUFLOS.

Ébérard.

D’ORVILLIERS.

Encore lui !...

DUFLOS.

C’est du moins sur lui que tous les soupçons devaient naturellement tomber. Cet enlèvement favorisait ses desseins.

D’ORVILLIERS.

Ne put-on savoir de ce monstre ?...

DUFLOS.

Rien... jamais il ne voulut s’expliquer à cet égard.

 

 

Scène XVII

 

MADAME DE SAINT-POL, DUFLOS, D’ORVILLIERS, DOMINIQUE

 

DOMINIQUE.

Madame...

MADAME DE SAINT-POL.

Que voulez-vous ?

DOMINIQUE.

Des voitures arrivent.

MADAME DE SAINT-POL.

Dans un moment, vous introduirez.

Dominique sort.

D’ORVILLIERS.

Vous recevez, ma cousine ?

MADAME DE SAINT-POL.

Oui, quelques personnes ce soir se réunissent chez moi. Pardonnez ; si j’avais pu prévoir...

D’ORVILLIERS.

Pourquoi ? ma présence ne doit rien changer à vos dispositions.

MADAME DE SAINT-POL.

Je n’ose vous prier de rester.

D’ORVILLIERS.

Hélas ! en effet, je ne puis...

D’Orvilliers est interrompu par un grand bruit qui part de l’appartement à gauche.

DUFLOS.

D’où vient ce bruit ?

 

 

Scène XVIII

 

MADAME DE SAINT-POL, DUFLOS, D’ORVILLIERS, AMÉLIE, D’ARBOIS, SERGY, SAINT-CLAIR, THÉRÈSE

 

La porte de l’appartement, à gauche, s’ouvre avec violence ; Amélie s’élance en scène, suivie de d’Arbois, puis paraît Thérèse, qui cherche à retenir les amis de d’Arbois.

D’ORVILLIERS.

Qu’est-ce donc ?

AMÉLIE, entrant en scène.

Laissez-moi ! laissez-moi !

THÉRÈSE, de même, à Sergy et à Saint-Clair.

Insolents !

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Ciel ! Amélie !

DUFLOS.

Que vois-je ?

AMÉLIE, courant à Duflos.

Monsieur, protégez-moi !

DUFLOS, à d’Arbois.

Comment osez-vous, monsieur, dans une maison respectable...

D’ARBOIS, imitant le ton de Duflos.

Comment j’ose dans une maison respectable !... Eh ! là, là, mon cher Duflos, ne prenez pas cet air courroucé ; vous me feriez rire, fripon que vous êtes !...

DUFLOS.

Vos airs évaporés sont tout à ait déplacés en ce moment.

D’ARBOIS.

Pas tant que vos airs protecteurs.

MADAME DE SAINT-POL.

Monsieur, par égard pour moi et pour ma jeune parente...

D’ORVILLIERS, qui semble très étonné de ce qui se passe autour de lui, et qui n’a cessé de regarder Amélie.

Mademoiselle est votre parente ?

D’ARBOIS, d’un air railleur.

Votre parente !... soit ; mais Duflos, l’appui de l’innocence ! ah ! ah ! ah ! c’est par trop risible.

DUFLOS, exaspéré.

Vous êtes un impertinent !

D’ARBOIS.

Oh ! oh ! les gros mots s’en mêlent.

MADAME DE SAINT-POL, bas, à Duflos.

Que faites-vous ?

D’ARBOIS, à Duflos, en riant.

Vous me rendriez compte d’un tel propos, si rendre un compte quel qu’il soit vous était possible, monsieur le munitionnaire de l’armée d’Italie.

D’ORVILLIERS.

Qu’entends-je !...

DUFLOS, furieux, voulant s’élancer sur d’Arbois.

Sortez !

Les jeunes gens se jettent au-devant de Duflos. Madame de Saint-Pol, épouvantée, tombe à moitié évanouie entre les bras de Thérèse. D’Arbois et Duflos se menacent des yeux. Amélie, abandonnée par Duflos, a cherché un refuge auprès du colonel.

AMÉLIE, tout en larmes, à d’Orvilliers.

Ah ! monsieur, si vous êtes père, prenez pitié de moi !... emmenez-moi d’ici, au nom du ciel !...

D’ORVILLIERS, avec la plus vive émotion.

Rassurez-vous, mon enfant, vous n’avez rien à craindre auprès de moi.

À Duflos et à d’Arbois.

Ce n’est pas ici, messieurs, le lieu d’une explication... Il vous est échappé d’étranges propos... Vous, jeune homme, vous avez tort...

D’ARBOIS.

Et de quoi vous mêlez-vous, monsieur ? Qui êtes-vous ?

D’ORVILLIERS, d’un ton imposant.

Le colonel d’Orvilliers.

D’ARBOIS.

Le colonel d’Orvilliers ! Ah ! colonel, je suis honteux de ne vous avoir pas reconnu... Veuillez excuser le jeune d’Arbois.

D’ORVILLIERS.

Eh quoi le fils d’un de mes meilleurs amis d’enfance !... Je vous revois avec plaisir, jeune homme ; mais comment se fait-il que votre étourderie...

D’ARBOIS, d’un air ironiquement sérieux.

Je suis excusable, colonel, très excusable, et c’est le boudoir de madame qu’il faut seul accuser.

D’ORVILLIERS, à part.

Tout ce que j’entends redouble ma surprise.

DUFLOS, à d’Arbois.

Monsieur, vos excuses sont une nouvelle insulte ; il faut qu’à l’instant même...

D’ARBOIS, en ricanant.

De tout mon cœur, valeureux chevalier du tapis vert !

DUFLOS, furieux.

C’en est trop !

Duflos, ne se connaissant plus, est prêt de nouveau à se précipiter sur d’Arbois. Épouvante de madame de Saint-Pol et d’Amélie, qui a saisi involontairement le bras du colonel. Tout à coup les portes du salon s’ouvrent ; Dominique introduit les personnes invitées à la soirée de madame de Saint-Pol et sort.

 

 

Scène XIX

 

MADAME DE SAINT-POL, DUFLOS, D’ORVILLIERS, AMÉLIE, D’ARBOIS, SERGY, SAINT-CLAIR, THÉRÈSE, PERSONNES DES DEUX SEXES invitées à la soirée

 

MADAME DE SAINT-POL, à quelques personnes.

Vous avez donc bien voulu honorer ma soirée de votre présence ?

À deux hommes.

M. Derfeuil, M. de Belmont, je vous salue.

Embrassant une dame.

Eh ! bonjour, ma toute belle ; vous êtes bien aimable d’être venue.

À quelques dames, à mi-voix.

Nous danserons jusqu’au jour.

À plusieurs hommes, à mi-voix.

Les tables de jeu vous attendent.

D’ORVILLIERS, à part.

Suis-je bien chez madame de Saint-Pol ? Les bruits qui déjà sont venus jusqu’à moi et que j’ai repoussés seraient donc vrais ?

D’ARBOIS, à voix basse, en riant, à ses deux amis.

Est-elle adroite ? sait-elle passer d’un rôle à un autre ?

MADAME DE SAINT-POL, à Duflos, qui paraît absorbé dans ses réflexions.

M. Duflos, veuillez dire à l’orchestre de commencer.

D’ORVILLIERS, à part.

Contraignons-nous encore, et observons tout.

Duflos, à la voix de madame de Saint-Pol, fait un effort sur lui-même et prend un air enjoué ; il donne aux musiciens qui sont entrés l’ordre de commencer. Les danseurs et les danseuses courent prendre leurs places. Les joueurs se mettent aux différentes tables de jeu. On les entoure. On a ouvert la salle de la roulette : plusieurs hommes y sont entrés. Le bal commence. D’Arbois danse ainsi que ses deux amis. Après les premières contre-danses, on sert des rafraîchissements. Pendant ce temps, le dialogue suivant s’établit sur le devant de la scène.

D’ARBOIS, à ses deux amis.

Allons voir, mes enfants, si la fortune nous traitera avec moins de rigueur que ces dames.

Bas à Duflos, en passant près de lui.

Vous m’avez donné des leçons au jeu ; je dois vous en donner d’une autre espèce. Vous m’avez insulté, il faut que je me venge... À demain matin, quatre heures.

À d’Orvilliers, haut, d’un air riant.

Je ne vous dis pas adieu, colonel...

À part, regardant Amélie.

Cette petite est vraiment charmante !

Il passe dans la salle de la roulette avec ses deux amis.

DUFLOS, bas à madame de Saint-Pol, lui montrant Amélie.

La voilà donc près de son père !... si elle savait...

MADAME DE SAINT-POL, de même.

Dans deux heures vous pourrez partir avec elle ; mais songez que cette soirée est notre dernière ressource, et que demain il faut quitter ces lieux.

DUFLOS.

J’y songe, madame.

Montrant le colonel, qui a eu, presque sans cesse, les yeux fixés sur Duflos et madame de Saint-Pol.

Mais voyez donc comme il nous observe !... il nous connait !...

MADAME DE SAINT-POL.

Hélas ! je suis perdue auprès de lui !... si je pouvais l’éloigner !... Vous, allez où nos intérêts vous appellent.

Duflos, après avoir salué d’Orvilliers et fait un signe à Amélie, entre dans la salle de la roulette. Madame de Saint-Pol s’est approchée du colonel.

MADAME DE SAINT-POL, à d’Orvilliers.

Mon cousin, vous désirez sans doute vous retirer ?

D’ORVILLIERS, d’un ton un peu sec.

Non, madame, je reste.

Madame de Saint-Pol, surprise et effrayée du ton du colonel, baisse les yeux devant lui et s’éloigne. Le bal continue : c’est une succession de contredanses avec des intervalles. On sert de nouveau des rafraichissements. Les danseurs invitent d’autres danseuses. On entend quelquefois ces mots des joueurs d’écarté : « Le roi. Démarquez. Monsieur, encore deux louis à prendre. » Et de temps en temps la voix de Duflos, dans la salle de la roulette : « Faites votre jeu, messieurs. Le jeu est fait, rien ne va plus. Trente et un, noir, impair et passe ; zéro rouge, etc. etc. Le colonel et Amélie sont sur le devant de la scène, et s’entretiennent pendant ce temps, sans que le mouvement qui règne autour d’eux s’arrête un seul instant.

D’ORVILLIERS, à part.

Que d’or sur toutes ces tables ! Plus de doute, je suis dans une maison de jeu... et c’est chez madame de Saint-Pol, chez ma cousine ! Quelle honte... Hélas ! fallait-il que ce nouveau coup vint encore me frapper !

AMÉLIE, d’une voix timide, au colonel.

Monsieur, vous êtes parent de madame de Saint-Pol ? vous m’avez promis votre appui... j’ose espérer...

D’ORVILLIERS, prenant la main d’Amélie.

Mon appui... comptez-y. J’ignore quels sont les événements qui vous ont conduite dans cette demeure ; mais elle ne peut vous convenir. Je me charge du soin de vous remettre entre les bras de vos parents.

AMÉLIE.

Mes parents... je n’en ai pas.

D’ORVILLIERS.

Que dites-vous ? Madame de Saint-Pol...

AMÉLIE.

Je ne la connais pas... Je suis venue ici, aujourd’hui, pour la première fois. On m’y a conduite.

D’ORVILLIERS.

Qui donc ?

AMÉLIE.

Madame de Saint-Pol.

D’ORVILLIERS.

Est-il vrai ?

AMÉLIE.

M. Duflos, mon tuteur, est la seule personne qui ait pris soin de mon enfance.

D’ORVILLIERS, avec amertume.

Duflos !... lui !...

Avec douceur.

Quel est votre nom ?

AMÉLIE.

Amélie.

D’ORVILLIERS, avec la plus vive émotion.

Amélie ! et vous êtes orpheline ?

AMÉLIE.

Oui, monsieur.

D’ORVILLIERS.

Orpheline !... ah ! vous n’en êtes que plus intéressante à mes yeux !... mais, mon enfant, il faut que je vous parle... il faut...

D’Orvilliers est interrompu par ces cris, qu’on entend du dehors. « Arrêtez ! arrêtez ! par ici ! fermez les portes ! Ébérard ! Ébérard ! » Les danses sont interrompues. On quitte les tables de jeu.

MADAME DE SAINT-POL, effrayée au nom d’Ébérard et descendant la scène.

Ébérard !

Dominique entre précipitamment.

 

 

Scène XX

 

LES MÊMES, DOMINIQUE

 

D’ORVILLIERS.

Qu’est-ce ?

MADAME DE SAINT-POL.

Qu’est-il arrivé ?

DOMINIQUE.

Ah ! madame, qu’on ferme les portes, les fenêtres. À l’instant même, un fou vient de s’échapper de l’hospice.

CRI GÉNÉRAL.

Ô ciel !

DOMINIQUE.

C’est, dit-on, ce malheureux Ébérard...

CRI GÉNÉRAL.

Ébérard !...

Madame de Saint-Pol est au comble de l’effroi ; le colonel s’élance vers Dominique en criant.

D’ORVILLIERS.

Eh bien ?

DOMINIQUE.

Il se promenait dans la cour que vous voyez d’ici ; il lève les yeux sur cette maison, et disparaît. Aussitôt on se met à sa poursuite ; geôliers, gardiens, inspecteurs, soldats, officiers de justice ; car il y en a une demi-douzaine qui, depuis deux jours, rodent dans le quartier.

D’ORVILLIERS, jetant un coup d’œil sur madame de Saint-Pol, dont l’agitation est visible, à part.

Qu’entends-je ?

DOMINIQUE.

On crie, on court de tous côtés... Tenez, tenez, entendez-vous ?...

Nouveaux cris dans le lointain : « Arrêtez ! arrêtez ! »

 

 

Scène XXI

 

LES MÊMES, ÉBÉRARD, puis DUFLOS, D’ARBOIS, SES DEUX AMIS, JOUEURS, UN OFFICIER DE JUSTICE, LAURENT, GARDIENS de l’hospice, AGENTS, SOLDATS, etc.

 

Tout le monde a remonté la scène et a couru vers la porte-fenêtre. Tout à coup elle s’ouvre, Ébérard s’élance en scène. À sa vue, tout le monde pousse un cri de terreur et recule devant lui. Madame de Saint-Pol se cache le visage et tombe presque sans connaissance dans les bras de Dominique et de Thérèse. Amélie est auprès du colonel qui la soutient.

ÉBÉRARD.

M’y voici !... J’ai bien reconnu sa demeure... Oui, c’est bien là... Elle ne m’attend pas... Où est-elle ?... Je veux la voir ! je veux la voir !... Ne m’annoncez pas !

D’ORVILLIERS, à la vue d’Ébérard, faisant un mouvement furieux, et quittant Amélie.

Et c’est là l’assassin de ma femme ! le ravisseur de ma fille !

ÉBÉRARD, s’arrêtant et regardant d’Orvilliers d’un air égaré.

Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? je ne vous connais pas. Vous êtes donc de ses amis ?

D’ORVILLIERS, reculant et tournant ses regards vers madame de Saint-Pol.

Que dit-il ?

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Ô désespoir !...

ÉBÉRARD.

N’importe ! elle est ici... allons à son cabinet...

D’une voix sourde et basse.

Il faut que je lui parle...

Ébérard, l’œil en feu, les cheveux épars, parcourt à grands pas l’appartement. En ce moment, on entend de nouveau en dehors un grand tumulte et les cris : « Ébérard ! Ébérard ! » La porte du fond et celle qui est à droite s’ouvrent brusquement et en même temps ; d’un côté, l’on voit paraître Duflos, d’Arbois, ses deux amis et des joueurs, tenant, ainsi que d’Arbois, un râteau à la main ; de l’autre, par la porte du fond, l’officier de justice, Laurent, des agents, des gardes. Ébérard a remonté vers la porte du fond.

DUFLOS, paraissant.

D’où vient donc cet horrible tumulte ?

Il court à madame de Saint-Pol.

D’ARBOIS.

S’égorge-t-on ici, colonel ?

L’OFFICIER DE JUSTICE, LES AGENTS, LES GARDIENS, ensemble, en entrant.

Ébérard ! Ébérard !

LAURENT, bégayant.

Le voilà !... emparez-vous de lui.

DUFLOS, reconnaissant Ébérard, à part.

Ébérard !

Les gardiens se jettent sur Ébérard qui, saisi d’une idée nouvelle, se laisse prendre facilement. Cependant, l’officier de justice, à l’aspect de d’Arbois et des joueurs, qui sont encore groupés sur le seuil de la porte à droite, court à eux, les écarte, et entre un moment dans la salle de la roulette. Ce mouvement doit être rapide comme l’éclair.

D’ORVILLIERS, à part.

À l’aspect d’Ébérard, quelle terreur sur les traits de madame de Saint-Pol et de Duflos !

D’ARBOIS.

Ah ! ça, m’expliquera-t-on ?...

LAURENT, faisant signe à ses gens d’emmener Ébérard.

Partons ! Partons !

L’OFFICIER, reparaissant.

On ne m’avait pas trompé ! cette table de roulette, cet or...

S’avançant vers madame de Saint-Pol et vers Duflos qu’il saisit au collet.

Je vous arrête au nom du roi, ainsi que toutes les personnes de votre maison.

Les gardes entourent Duflos, madame de Saint-Pol, Amélie, Thérèse, etc. Tumulte. Les personnes invitées à la soirée fuient de tous les côtés ; on en retient quelques-unes.

DUFLOS, à part.

Tout est perdu !...

MADAME DE SAINT-POL, se jetant aux genoux de d’Orvilliers qui la repousse légèrement et baignant de pleurs les mains du colonel.

Au nom du ciel ! mon cousin, ne m’abandonnez pas !

ÉBÉRARD, rendu peu à peu à tout son délire.

Encore cette voix !... T’abandonner, dis-tu ? te trahir !... Ernestine !

D’ORVILLIERS, à part.

Quel langage !

ÉBÉRARD, apercevant madame de Saint-Pol.

Dieu ! c’est elle !

S’arrachant par un violent effort des mains des gardiens.

Laissez-moi !... laissez-moi !

Il se précipite vers madame de Saint-Pol ; mais à l’aspect de Duflos, qui est placé entre elle et lui, il s’arrête et le regarde d’un air égaré et plein d’horreur.

Ah ! malheureux !

Ébérard tombe sans connaissance. Tout le monde s’empresse autour de lui. Duflos profite du moment, échappe aux deux hommes qui le tiennent, et s’enfuit ; au cri de l’officier de justice, une partie des soldats se mettent à la poursuite de Duflos. On relève Ébérard et on l’emporte évanoui. Madame de Saint-Pol, Amélie, d’Arbois, etc. sont entourés par les gardes.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente la cour intérieure de l’hospice. À droite, un corps de bâtiment, percé d’un grand nombre de fenêtres grillées. Au fond, du même côté, un passage voûté qui est censé conduire dans d’autres cours ; du même côté, à l’avant-scène, un escalier dont l’entrée est fermée par une grille ; cet escalier conduit à la loge d’Ébérard. Au bas de cet escalier est une lampe. Au deuxième plan, à gauche, un petit pavillon servant de bureau à l’Inspecteur. Dans le fond est l’entrée principale, fermée par une grille. Auprès, la loge du concierge ; au dehors, une guérite, devant laquelle se promène une sentinelle. Près du pavillon, un banc de pierre.

 

 

Scène première

 

ÉBÉRARD, L’INSPECTEUR, GARDIENS, LAURENT, EMPLOYÉS de l’hospice et de la prison

 

Au lever du rideau, Ébérard est étendu sans connaissance sur le banc de pierre placé près du pavillon. L’Inspecteur, Laurent, les gardiens l’entourent. Près de lui, une civière tenue par deux hommes indique qu’on vient de l’apporter.

L’INSPECTEUR, aux deux porteurs de la civière.

Vous pouvez vous retirer.

Les deux porteurs sortent par la grille du fond. Examinant Ébérard.

Toujours dans le même état !

À Laurent.

Le coup imprévu dont il a été frappé a donc été bien violent ?

LAURENT.

Ah ! mo... mo... monsieur... je vous raconterai tout cela... ça vous intéressera beau... beau... coup. C’est à... à... n’y... n’y rien comprendre.

L’INSPECTEUR.

A-t-on pris exactement les noms des personnes arrêtées ?

LAURENT.

Oui... oui... mon... monsieur. Ils étaient là une douzaine de mauvais gar... garnements qui... qui n’étaient pas trop d’avis de se laisser prendre ; mais j’ai déployé mon é... mon é... mon énergie accou... accou... tumée ; en voici la liste.

L’INSPECTEUR.

Vous les placerez provisoirement dans la grand’salle de la seconde cour.

En ce moment, le docteur Roland sonne à la grille.

Voici le docteur Roland ; allez.

Laurent s’éloigne par le passage voûté, avec un gardien.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, excepté LAURENT, ROLAND

 

Le concierge a ouvert la grille ; Roland entre vivement.

ROLAND.

Bonjour, bonjour, monsieur l’Inspecteur. Eh bien ? mon pauvre Ébérard, comment va-t-il ?

À ceux qui entourent Ébérard.

En arrière ! en arrière ! vous autres.

Il s’approche d’Ébérard.

Infortuné !... J’ai tout appris chez madame de Saint-Pol, qui a eu besoin de mes soins. C’est une scène fort étrange, monsieur l’Inspecteur, tout à fait étrange, en vérité.

L’INSPECTEUR.

Craignez-vous pour Ébérard les suites d’un tel accident ?

ROLAND.

Non, non ; et même je ne serais pas fâché qu’il reçut de temps en temps des secousses de cette nature ; peut-être en résulterait-il pour sa raison quelque effet salutaire. Mais, tenez, tenez ! peu à peu il a repris ses sens.

À Ébérard qui s’est soulevé lentement et qui promène autour de lui des yeux égarés.

Mon ami, mon cher Ébérard...

ÉBÉRARD.

Qui m’appelle ?

Attachant devant lui un regard fixe et reculant d’effroi.

Ah !

ROLAND.

Allons, mon ami, allons, il faut venir avec moi.

ÉBÉRARD.

Non, je veux la suivre !

Il fait un pas pour remonter la scène.

Ne me retenez pas !... Mais où donc est-elle ?... Je suis certain de l’avoir vue, là, devant moi... elle m’a fui !... C’est pour lui qu’elle m’abandonne !... pour lui !... ah ! malheureux !

S’approchant vivement de Roland, puis de l’Inspecteur.

Dites-moi ?... savez-vous où ils sont allés ?... indiquez-moi la route qu’ils ont prise ?... Il faut que je coure après eux... c’est trop longtemps souffrir…... ils se sont trop joués de mon désespoir !...

Il parcourt la scène grands pas.

ROLAND, bas à l’Inspecteur.

Le voilà retombé dans son délire accoutumé.

L’INSPECTEUR, bas à Roland.

Ne devrions-nous pas tâcher de le reconduire à sa loge ?

ROLAND.

Sans contredit.

Sur un signe de l’Inspecteur, les gardiens s’approchent d’Ébérard.

ÉBÉRARD.

Pourquoi cette foule autour de moi ?... Que me veut-on ?... Des soldats !... ah ! je comprends... l’on vient encore m’arrêter... Eh bien ! approchez ; Vous voyez que je ne fais aucune résistance ; emparez-vous de moi... J’en fais l’aveu à haute voix... c’est moi seul qui suis coupable !...

À voix basse, et comme s’il s’adressait à quelqu’un.

Coupable !... entendez-vous ? vous seule savez si je le suis... êtes-vous contente ?... Ernestine !... Ernestine ! quand Duflos en aura fait autant pour vous...

À haute voix.

Venez, messieurs !

Il marche vers la grille à droite, à l’avant-scène, et s’arrête.

Ô mon Dieu ! faut-il donc que je sois replongé dans cet horrible lieu !... Si vous saviez combien j’y ai souffert, vous auriez pitié de moi !

ROLAND.

Mon cher Ébérard, vous n’avez plus rien à craindre.

ÉBÉRARD.

Au nom de l’humanité, jetez-moi dans une autre prison ! Ici, on m’a fait souffrir d’horribles tortures. Ils ont dit que j’étais fou, fou furieux, et ils ont fait de moi leur victime. Voyez ce visage livide, voyez ces bras décharnés ; tenez... ils portent encore l’empreinte des fers !

ROLAND.

Désormais, votre ami, le docteur Roland, veillera sur vous.

ÉBÉRARD, avec force.

Dieu veille aussi sur Ebérard !... Puisqu’il le faut, marchons !

Il s’avance avec noblesse et fierté vers la grille à droite, la pousse, entre, monte l’escalier et disparaît. Deux gardiens le suivent.

ROLAND, aux gardiens qui suivent Ébérard.

Ne le quittez pas ; je vous suis.

Pendant qu’Ébérard monte l’escalier à droite, l’Inspecteur a donné ordre aux gardiens et aux autres employés de l’hospice de retourner à leurs postes. Ils sortent par le passage voûté.

 

 

Scène III

 

ROLAND, L’INSPECTEUR

 

ROLAND, vivement à l’Inspecteur.

Mon cher monsieur, j’ai pris la liberté de vous recommander, ainsi qu’à tous les gens qui sont sous vos ordres, la plus grande douceur à l’égard d’Ébérard. Je vous la recommande plus que jamais. Il me semble que le sort de cet infortuné doit changer bientôt. N’est-il pas surprenant que ce soit lui qui ait fait découvrir la conduite criminelle de madame de Saint-Pol ? En vérité, je suis tenté de voir là un arrêt de la Providence.

L’INSPECTEUR.

Un arrêt de la Providence ? Que voulez-vous dire, docteur ?

ROLAND.

Rien, rien ; vous savez bien que j’ai toujours quelque petit secret à moi, et qu’on m’appelle l’homme aux conjectures ; j’en fais si souvent, par état, et de plus dangereuses !... Sans adieu... Ah ! un mot encore. Apprenez-moi donc comment notre Ébérard a fait pour s’échapper ?

L’INSPECTEUR, montrant son bureau.

Il a fui par la seconde porte de mon bureau. Établis ici depuis deux jours seulement, nous ignorions qu’une porte ouvrit sur la ruelle qui sépare ces bâtiments de la maison de madame de Saint-Pol. Nous la ferons murer. Laurent, le chef des gardiens, l’avait laissée ouverte, et c’est par cette négligence...

ROLAND.

L’ami Laurent n’en fait jamais d’autres... Ah çà ! je vais un moment auprès d’Ébérard, puis je cours expédier mes autres malades. Sans adieu.

L’Inspecteur ouvre la grille de l’escalier au docteur. Celui-ci monte l’escalier et disparaît.

 

 

Scène IV

 

L’INSPECTEUR, d’abord seul, puis D’ARBOIS, LAURENT, PLUSIEURS EMPLOYÉS

 

L’INSPECTEUR, à lui-même.

L’excellent homme que ce docteur ! il est un peu bavard, il cherche à faire des mystères de tout ; mais son cœur est d’or, et il a autant de talent que de probité.

En ce moment, on entend un grand bruit du côté du passage voûté.

Qu’est-ce donc ?

D’Arbois entre poursuivi par Laurent et quelques gardiens.

LAURENT, arrivant essoufflé sur les pas de d’Arbois.

Mais... mo... mo... monsieur...

D’ARBOIS.

Eh ! laissez-moi donc tranquille ! croyez-vous que je veuille m’échapper ?

L’INSPECTEUR.

Qu’y a-t-il, Laurent ?

LAURENT.

Mo... monsieur ne veut pas...

D’ARBOIS, imitant d’abord Laurent.

Non, mo... mo... monsieur, je ne veux pas, je ne veux pas être confondu, ainsi que mes deux amis, avec la foule que vous avez claquemurée dans l’autre cour. Je ne le veux pas !

L’INSPECTEUR.

Le ton que vous prenez...

D’ARBOIS.

Le ton que je prends, monsieur, est celui d’un homme injustement accusé ; je mérite quelques égards, ainsi que MM. de Sergy et de Saint-Clair.

L’INSPECTEUR.

Eh ! monsieur, quand on a tant de prétentions aux égards, on commence par ne pas fréquenter ceux qui n’en méritent aucun.

D’ARBOIS, à part, en riant.

Il a, ma foi, raison !

Haut.

Quoi qu’il en soit, monsieur, on a commis une injustice à mon égard, et, pour en obtenir réparation, je veux parler sur-le-champ au directeur, inspecteur, ordonnateur, docteur, qui que ce soit enfin, qui commande en ce triste séjour.

L’INSPECTEUR.

L’Inspecteur en chef est devant vous, monsieur.

D’ARBOIS.

J’en suis ravi.

L’INSPECTEUR.

Quel est votre nom ?

D’ARBOIS.

D’Arbois, fort peu à votre service en ce moment, monsieur, comme vous devez le penser.

L’INSPECTEUR.

Eh bien ! monsieur d’Arbois, je vous engage à suivre à l’instant même le gardien.

D’ARBOIS.

Je ne le suivrai point.

LAURENT.

Co... co... comment donc ?

L’INSPECTEUR.

Voudriez-vous faire résistance, monsieur ?

D’ARBOIS.

Pourquoi pas ? ce serait une nouvelle folie à ajouter à toutes celles dont on m’accuse.

L’INSPECTEUR.

C’est ce que nous allons voir. Holà !

D’ARBOIS.

Une attaque à force ouverte ? La résistance est de droit. Voyons quel est celui d’entre vous qui osera, le premier, mettre la main sur moi !

L’INSPECTEUR.

Ce jeune homme est fou... À moi, gardiens !

À la voix de l’Inspecteur, des gardiens entrent en tumulte. D’Arbois se met en défense. Tout à coup la cloche de la porte d’entrée sonne violemment. Tout le monde s’arrête, la grille s’ouvre, et le colonel d’Orvilliers paraît.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, D’ORVILLIERS

 

D’ARBOIS.

Eh ! c’est vous, mon cher colonel ! Parbleu ! vous arrivez à propos pour me prêter main-forte.

D’ORVILLIERS.

Qu’est-ce donc ?

À l’Inspecteur.

N’est-ce pas à monsieur l’Inspecteur que j’ai l’honneur de parler ?

L’INSPECTEUR.

Oui, monsieur ; mais, pardon, veuillez excuser...

À d’Arbois.

Voulez-vous enfin obéir, ou dois-je employer la force ?

D’ORVILLIERS.

Arrêtez, monsieur ; si vous aviez dessein d’emprisonner ce jeune homme, vous ne le pouvez plus ; j’apporte l’ordre de le mettre en liberté. Lisez.

Il donne un papier à l’Inspecteur.

D’ARBOIS.

Vivat !

D’ORVILLIERS, à l’Inspecteur.

L’ordre est-il formel ?

L’INSPECTEUR.

Oui, colonel. Cependant la conduite que monsieur vient de tenir à mon égard, mériterait peut-être...

D’ARBOIS, de même.

Mais de quoi vous plaignez-vous, monsieur ? Loin de me blâmer, vous me devez des remerciements ne vous ai-je pas épargné un acte arbitraire ?

L’INSPECTEUR.

Arbitraire ! arbitraire ! Une fois qu’on est ici, monsieur, ce mot-là n’a plus de sens. Vous êtes heureux, croyez-moi, d’en être quitte à si bon marché.

Il fait signe aux gardiens qui se retirent, excepté Laurent. Il entre dans son bureau, où il écrit un moment.

D’ARBOIS.

Ah ! colonel, comment pourrai-je jamais reconnaître...

D’ORVILLIERS.

En vous conduisant désormais, mon jeune ami, avec plus de sagesse et de prudence ; en fuyant pour toujours ces maisons infâmes où l’on perd à la fois sa fortune et l’honneur.

D’ARBOIS.

Ne craignez pas que l’on m’y reprenne jamais.

D’ORVILLIERS, à l’Inspecteur qui est ressorti de son bureau.

Monsieur, me serait-il permis d’avoir quelques instants de conversation particulière avec le médecin en chef de l’hospice ?

L’INSPECTEUR.

Sans doute, colonel. M. Roland est en ce moment auprès d’un malheureux dont vous avez sans doute entendu parler, d’Ébérard...

D’ORVILLIERS.

Ébérard !

L’INSPECTEUR.

Mais il ne tardera pas à descendre ; si vous voulez l’attendre...

D’ORVILLIERS.

Très volontiers.

L’INSPECTEUR, à d’Arbois.

Vous êtes libre, monsieur, et vous pouvez, si vous le voulez, sortir à l’instant même : voici votre laissez-passer.

D’ARBOIS.

Non pas, si vous le permettez ; il faut avant que je sache si Sergy et Saint-Clair sont libres, ainsi que moi.

D’ORVILLIERS.

Je vous l’avouerai, j’ai oublié ces deux messieurs ; mais demain...

D’ARBOIS.

Je ne sortirai donc que demain ?

L’INSPECTEUR.

Je ne puis permettre...

D’ARBOIS.

Monsieur, vous ne me refuserez pas cette grâce.

L’INSPECTEUR.

Mais...

D’ARBOIS.

Allons, allons, je le vois ; vous avez gardé contre moi un peu de rancune. Eh bien ! si je vous ai offensé, je vous demande mille pardons.

Lui tendant la main.

Vous ne m’en voulez plus, n’est-ce pas ?

L’INSPECTEUR, prenant sa main en riant.

Comment vous en vouloir encore ? En vérité, vous êtes un singulier jeune homme !...

D’ARBOIS.

Je ne sortirai qu’un moment ; j’irai commander un bon dîner pour moi et mes amis, et je reviendrai aussitôt me constituer prisonnier ; pour une nuit seulement, entendons-nous !

D’ORVILLIERS.

Mais vous n’y songez pas, d’Arbois ; vous devez...

D’ARBOIS.

Remplir mon devoir. Sergy et Saint-Clair, pauvres innocents ! ont été, par ma faute, appréhendés au corps et incarcérés. Je leur dois une réparation, et je la leur donnerai... le verre à la main.

L’INSPECTEUR.

Je ne vois, au fait, dans tout ceci, rien qui contrarie directement mes devoirs.

D’ARBOIS.

Non, sans doute ; et vous consentez ?

L’INSPECTEUR.

Soit.

D’ARBOIS.

Bravo !

L’INSPECTEUR.

Pas d’imprudence, surtout ; pas la moindre imprudence...

D’ARBOIS.

Soyez tranquille, monsieur l’Inspecteur ; d’ailleurs si la bonne chère et la gaîté sont un remède à tous les maux, une nuit passée à rire et à boire est un bon exemple à mettre sous les yeux des malades, des fous et des geôliers.

L’Inspecteur sort en riant, suivi de Laurent.

 

 

Scène VI

 

D’ORVILLIERS, D’ARBOIS

 

D’ORVILLIERS.

Qu’avez-vous fait, d’Arbois ? Comment n’avez-vous pas compris que vous auriez pu m’être utile, en profitant sur-le-champ de votre liberté ? Vous auriez pu apprendre sur Duflos...

D’ARBOIS.

Et c’est aussi là ce que je veux faire ; pendant le peu de temps que je resterai dehors, je vais mettre tous mes domestiques en campagne. J’ai, vous le savez peut-être, une petite affaire à vider demain matin avec lui.

D’ORVILLIERS.

Vous battre contre Duflos ?

D’ARBOIS.

Ne m’a-t-il pas insulté ?

D’ORVILLIERS.

Eh ! que vous font les insultes d’un tel homme ?

D’ARBOIS.

Oh ! s’il fallait toujours y regarder de si près !...

D’ORVILLIERS.

Un Duflos, un homme que poursuit la justice ?

D’ARBOIS.

Eh ! mais, en effet, je n’y songeais pas, je crois que vous avez raison... La justice... diable ! je ne veux pas aller sur ses brisées. D’ailleurs si je le rencontre, je pourrai, par forme de réparation, lui couper les deux oreilles.

D’ORVILLIERS.

Si le sort nous favorisait assez pour le faire tomber entre nos mains, gardons-nous de le maltraiter ; contentons-nous de le livrer à la justice ; c’est de lui que dépend peut-être le bonheur du reste de mes jours.

D’ARBOIS.

De Duflos !

D’ORVILLIERS.

Peut-être des aveux précieux lui échapperont-ils enfin.

D’ARBOIS.

Comment ? colonel, soupçonneriez-vous cet homme...

D’ORVILLIERS.

Pardon, mon cher d’Arbois ; veuillez ne pas m’interroger.

D’ARBOIS.

Il suffit, un mot encore cependant. Cette jeune et charmante personne, dont Duflos s’est déclaré le tuteur, Amélie... je crois que c’est ainsi qu’elle se nomme...

D’ORVILLIERS, avec un frémissement involontaire.

Amélie... oui, Amélie... c’est là son nom.

D’ARBOIS.

Avez-vous pu obtenir sa liberté ?

D’ORVILLIERS.

Hélas non ! on l’a malheureusement considérée comme faisant partie de la maison de madame de Saint-Pol ; mais, d’après quelques renseignements que je veux obtenir, j’espère avant peu...

D’ARBOIS.

Ah ! réussissez, colonel ; c’est là un de mes plus chers désirs. Je ne puis vous peindre l’impression que l’air de candeur et d’innocence, les grâces modestes et naïves de cette aimable enfant, ont produite sur moi !... Je rougis de la conduite ridicule que j’ai tenue à son égard... que vous dirai-je ?... Je crois qu’en pensant à elle, je m’effraie beaucoup moins de l’idée du mariage, et, si elle était votre fille...

D’ORVILLIERS.

Ma fille !...

D’ARBOIS.

Je pourrais bien vous supplier de m’accorder sa main.

D’ORVILLIERS.

Ma fille !... ah !... s’il se pouvait !... Quel nom, d’Arbois, avez-vous prononcé !...

D’ARBOIS.

Pardon ! pardon ! mon respectable ami ; je viens de rouvrir vos blessures... Mais si vous ne devez plus revoir cette enfant chérie, veuillez me regarder comme votre fils, votre fils soumis et dévoué.

D’ORVILLIERS, le pressant dans ses bras.

Mon ami !...

D’ARBOIS.

Sans adieu, mon colonel... Qui vient donc par cet escalier ? Eh ! c’est le docteur, sans doute... Je vous laisse avec lui ; un mot à mes gens sur le Duflos, un bon dîner commandé pour cette nuit, au restaurant, ici près, et je reviens partager les fers de l’amitié.

Il sort par la grille, après avoir montré son laissez-passer au concierge. En même temps, le docteur a descendu l’escalier à droite, et est entré en scène. Il laisse la grille de l’escalier ouverte. Le colonel a accompagné d’Arbois jusqu’au fond du théâtre.

 

 

Scène VII

 

D’ORVILLIERS, ROLAND

 

ROLAND, à lui-même.

Sa santé ne me donne aucune inquiétude ; mais sa tête me semble plus dérangée qu’à l’ordinaire, et le nom de cette madame de Saint-Pol revient plus souvent dans ses discours. Il est vraiment singulier que...

D’ORVILLIERS, s’approchant de Roland.

Un mot, monsieur, je vous prie.

ROLAND, sans regarder le colonel.

Je n’ai pas le temps ; j’en suis fâché ; mes malades m’attendent.

D’ORVILLIERS.

De grâce, veuillez vous arrêter un instant.

ROLAND, après avoir considéré le colonel.

Qu’y a-t-il pour votre service ?

D’ORVILLIERS.

Je suis le colonel d’Orvilliers.

ROLAND, reculant étonné.

D’Orvilliers !... ô ciel !... cet époux, ce père infortuné ?

D’ORVILLIERS.

Lui-même, monsieur... Vos instants sont précieux ; je n’en abuserai pas.

ROLAND.

Parlez, parlez, colonel. C’est sans doute pour quelque important motif que vous avez voulu me voir ? Je suis tout à vous ; mes malades attendront.

D’ORVILLIERS.

Je vais vous expliquer l’éminent service que j’attends de vous.

ROLAND.

Je vous écoute.

D’ORVILLIERS.

Vous connaissez mes malheurs. En arrivant dans cette ville, j’ai appris, avec la plus profonde et la plus douloureuse surprise, qu’Ébérard avait été reconnu coupable du meurtre de ma femme et du rapt de ma fille. Ébérard ! mon meilleur ami !... malgré le jugement qui l’a condamné, la conviction de son crime n’a pu entrer dans mon âme. Les motifs qu’on lui avait supposés m’ont paru vagues et faux, les circonstances de son crime improbables ; son inconcevable silence à l’époque du procès, ne m’a fourni, malgré l’arrêt des juges, aucune arme contre lui.

ROLAND.

Ah ! je rencontre donc un honnête homme qui partage mes idées à l’égard de mon bon Ébérard ! Et c’est le colonel d’Orvilliers lui-même... Non, colonel, non, jamais Ébérard n’a pu être un assassin ! Ah ! si comme moi on l’étudiait tous les jours, au milieu des crises de sa longue et cruelle maladie ; si, comme moi, on était témoin de sa résignation, de sa douceur, de ses plaintes touchantes ; si l’on entendait ces cris du cœur qui lui échappent sans cesse, et qui tant de fois m’ont fait répandre des larmes, on casserait à l’instant même l’arrêt qui l’a condamné. Je respecte infiniment ses juges, mais je le déclare à vous, colonel, et puisse ma conviction passer dans votre âme : jamais, non, jamais, Ébérard n’a pu être un assassin !

D’ORVILLIERS, vivement, et pressant les mains du docteur.

Je vous ai fait part de mes incertitudes ; une suite d’événements imprévus les a confirmées, ou plutôt, fait jaillir à mes yeux une lumière inespérée. Il semble que le ciel ait attendu mon retour, pour faire descendre sa vengeance sur la tête des vrais coupables.

ROLAND.

Que dites-vous ?

D’ORVILLIERS.

Des mots échappés à Ébérard, en présence de ceux que je dois maintenant accuser ; leur trouble à sa vue, une vie entière passée dans le désordre et l’infamie, qui autorise tous les soupçons ; une liaison criminelle, déjà formée à l’époque du meurtre à cette même époque, un retour de fortune que rien ne justifie ; aujourd’hui même l’apparition inattendue d’une jeune personne sans parents, sans famille, dont les traits me rappellent une image adorée ; mille renseignements pris à la hâte, mais qui déjà forment un faisceau de preuves pour le cœur d’un époux et d’un père ; tout a confirmé mes soupçons. Le magistrat auprès de qui je me suis empressé de me rendre, les a partagés, et j’ai osé accuser devant lui...

ROLAND, très vivement et bas.

Duflos et madame de Saint-Pol !

D’ORVILLIERS.

Qui vous a dit ?...

ROLAND.

Depuis longtemps j’avais cette pensée.

D’ORVILLIERS.

Monsieur, ce n’est qu’au magistrat et à vous seul que je me confie !...

ROLAND.

Ne doutez pas de ma discrétion, colonel. J’aurai aussi une foule de circonstances particulières à vous communiquer, et dès ce soir même...

D’ORVILLIERS.

Le magistrat est disposé à me prêter tous les secours que je pourrai réclamer ; mais on ne peut accuser sans preuves. Quel a pu être le motif du silence d’Ebérard ? Voilà ce qu’il faudrait savoir. J’ai appris qu’il avait en son pouvoir un papier qu’il relisait souvent, et auquel il semble attacher la plus grande importance ; si nous pouvions nous en emparer ?

ROLAND.

On l’a tenté vingt fois, et toujours inutilement ; chaque tentative nouvelle le faisait tomber dans d’horribles convulsions ; enfin je m’opposai à ce qu’on lui arrachât ce papier, à la possession duquel sa vie semble être attachée.

D’une voix basse et confidentielle.

D’ailleurs, je craignais qu’il ne le compromit davantage ; car, hélas ! l’infortuné a bien été assez puni. Mais les confidences que vous venez de me faire, colonel, m’arment d’une nouvelle résolution. Encore une tentative ; le ciel nous secondera cette fois peut-être. Puissé-je vous prouver, par mon zèle, le vif et respectueux intérêt que je vous porte !

D’ORVILLIERS.

Je ne vous parlerai point de ma reconnaissance ; une âme comme la vôtre comprend la mienne. Désormais, daignez voir en moi un ami de plus.

ROLAND.

De tout mon cœur, colonel.

D’ORVILLIERS.

Je retourne chez le magistrat, dont la présence sera peut-être nécessaire ici ; voulez-vous m’y suivre ?

ROLAND.

Volontiers. Attendez un moment.

Appelant.

Laurent ! Laurent ! un mot.

 

 

Scène VIII

 

D’ORVILLIERS, ROLAND, LAURENT

 

ROLAND, à Laurent.

Laurent, n’empêchez pas Ébérard de sortir ; il se promènera jusqu’à ce que la nuit soit tout à fait venue. Il a besoin de prendre l’air ; cela lui fera du bien.

LAURENT.

Ça su... ça suffit, monsieur le docteur.

ROLAND.

Venez, colonel.

Roland et d’Orvilliers remontent la scène. À ce moment, paraissent à la grille, madame de Saint-Pol, Amélie, Thérèse et Dominique, avec des soldats, l’officier de police et des agents. L’Inspecteur paraît d’un autre côté ; il entre en scène par le passage voûté, à droite. Laurent va ouvrir la grille.

D’ORVILLIERS, apercevant madame de Saint-Pol et Amélie.

Hélas ! madame de Saint-Pol... et cette charmante Amélie !

 

 

Scène IX

 

D’ORVILLIERS, ROLAND, LAURENT, MADAME DE SAINT-POL, AMÉLIE, L’INSPECTEUR, THÉRÈSE, DOMINIQUE, UN OFFICIER DE JUSTICE, SOLDATS, AGENTS, GARDIENS

 

L’OFFICIER, à l’Inspecteur.

En vertu de cet ordre, monsieur, vous allez recevoir en dépôt les personnes que voici.

MADAME DE SAINT-POL, apercevant d’Orvilliers qui, après lui avoir lancé un regard sévère, s’est approché d’Amélie.

Grand Dieu ! le colonel !

D’ORVILLIERS, bas au docteur, lui montrant Amélie.

La voilà.

ROLAND, à d’Orvilliers.

Elle est charmante !

L’INSPECTEUR, regardant Amélie.

Si jeune !...

LAURENT, à part.

C’est vrai... vraiment dom... dommage !

AMÉLIE, à l’Inspecteur.

Oh ! monsieur, ne me méprisez pas, je vous en conjure ! Je n’ai rien à me reprocher... Le hasard m’a conduite dans la maison de madame, et je me vois entraînée ici...

L’INSPECTEUR.

Je vous plains, mademoiselle ; mais je dois remplir mon devoir, quelque pénible qu’il soit.

Il tire de sa poche un agenda, et se dispose à écrire, en causant un moment à voix basse avec l’officier de justice.

D’ORVILLIERS, à Amélie.

Chère Amélie, vos amis veilleront toujours sur vous.

AMÉLIE.

Ah ! c’est vous, monsieur !... Ne me quittez pas. Quand je suis près de vous, je me sens plus de courage.

D’ORVILLIERS.

Votre arrestation n’est que momentanée.

Fixant de nouveau les yeux sur madame de Saint-Pol.

Le magistrat, n’en doutez pas, saura bientôt reconnaître votre innocence, et punir les coupables.

L’INSPECTEUR, à Amélie.

Vos noms, s’il vous plaît, Mademoiselle ?

AMÉLIE.

Amélie.

L’INSPECTEUR, après avoir écrit sur son agenda.

Amélie... et votre nom de famille ?

AMÉLIE.

Je n’en ai point.

L’INSPECTEUR, étonné.

Ah !

D’ORVILLIERS, bas à Roland.

Vous entendez ?

Roland fait un signe d’intelligence.

L’INSPECTEUR, à madame de Saint-Pol.

Madame, les vôtres ?

MADAME DE SAINT-POL, d’une voix si basse, qu’on peut à peine l’entendre.

Ernest... Ernestine...

L’INSPECTEUR.

Répétez, s’il vous plaît.

MADAME DE SAINT-POL.

Monsieur ?...

L’INSPECTEUR.

Vous paraissez fort émue, Madame ; remettez-vous ; veuillez passer dans mon cabinet, et prendre un siège.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Quelle situation !

Elle entre avec Thérèse dans le pavillon à gauche. Elle s’assied en essuyant souvent ses larmes. L’Inspecteur se met à son bureau. Thérèse et Dominique sont successivement appelés par lui, et il interroge à plusieurs reprises l’officier de justice. Amélie, d’Orvilliers et Roland sont sur le devant de la scène, à droite.

D’ORVILLIERS, à Amélie.

Mon enfant, j’ai pu à peine vous parler tantôt, et je le puis moins encore en cet instant. Un mot seulement confiez-vous sans crainte votre destinée à mes soins ?

AMÉLIE.

Ah ! monsieur, en vous écoutant, je crois entendre la voix même d’un père !

D’ORVILLIERS.

Oui, d’un père ! je veux désormais vous en consacrer toute la tendresse... Dites-moi, avez-vous éprouvé pour Duflos les sentiments que votre bouche m’exprime avec tant de charmes ?

AMÉLIE.

Oh ! jamais, jamais... et depuis quelque temps, surtout, les étranges discours qu’il me tenait...

ROLAND.

Quels discours ?

AMÉLIE.

Il disait qu’il m’aimait... qu’il voulait unir son sort au mien...

ROLAND.

Le monstre !

D’ORVILLIERS.

Vous ne pouvez trop le haïr et le mépriser ; c’est lui...

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, D’ARBOIS, puis DUFLOS, déguisé en pauvre

 

D’Arbois entre rapidement par la grille que l’on a ouverte toute grande, et sur le seuil de laquelle la foule s’est rassemblée.

D’ORVILLIERS.

C’est vous déjà, d’Arbois ?

D’ARBOIS, à d’Orvilliers.

Un mot, je vous prie.

D’Arbois, d’Orvilliers, Roland, Amélie, forment un petit groupe séparé à l’avant-scène. Tandis que l’Inspecteur sort de son bureau avec madame de Saint-Pol, et dit quelques mots à l’officier de justice, les soldats ont repris leurs armes et se sont remis en rang. Duflos, suivi de deux affidés déguisés comme lui, paraît en cet instant parmi le peuple, sur le seuil de la grille, au fond.

D’ARBOIS, très vivement, et à voix basse.

Un de mes gens a vu Duflos rôder autour de ces lieux.

DUFLOS, à part.

Écoutons et observons.

ROLAND, à d’Arbois.

Est-il vrai ?

D’ORVILLIERS, à Amélie.

Nul doute qu’il ne cherche à vous revoir ; s’il parvenait jusqu’à vous, jurez-moi de lui cacher vos vrais sentiments ; songez que la prudence...

L’INSPECTEUR, à l’officier de justice.

Tout est bien convenu, monsieur.

À Laurent.

Laurent, vous aurez soin que la loge d’Ébérard soit exactement fermée du côté de la seconde cour. Vous n’entrerez chez lui que par cette grille.

Il montre la grille à droite, à l’avant-scène.

DUFLOS, à part.

C’est là... bien.

L’INSPECTEUR, montrant Amélie.

Vous placerez mademoiselle dans la seconde chambre du rez-de-chaussée, du côté du passage voûté.

DUPLOS, à part.

À merveille !

Il sort.

L’INSPECTEUR, désignant madame de Saint-Pol.

Quant à madame, je vous indiquerai tout à l’heure la chambre qu’elle doit occuper.

D’ORVILLIERS.

Partons, docteur.

À Amélie.

Je vous reverrai bientôt.

Mouvement de sortie. L’officier de justice, les soldats et les agents sortent par la grille, ainsi que d’Orvilliers et Roland. L’Inspecteur sort par le passage voûté, suivi de d’Arbois, de Dominique, de Thérèse et de quelques gardiens. Amélie est restée à l’avant-scène. Madame de Saint-Pol, accablée de douleur, est tombée sur un banc, près du bureau de l’Inspecteur. Ce banc est à moitié caché par une charmille.

 

 

Scène XI

 

AMÉLIE, MADAME DE SAINT-POL, LAURENT, UN GARDIEN, DUFLOS, déguisé, GARÇONS DE RESTAURANT

 

LAURENT, à Amélie.

Ma... Ma... Mademoiselle, il... il faut me suivre ; je vais vous... vous conduire à la chambre qui... qui vous... vous est desti... destinée.

On sonne ; des garçons de restaurant, portant des paniers, paraissent à la grille. Parmi eux est Duflos, déguisé.

LAURENT.

Qui... qui sonne donc ainsi ?... Ah ! c’est le dî... dî... dîner de ce diable d’étourdi qui... qui nous met tous sens... sens dessus dessous. Entrez ! entrez !

Laurent va à la grille, le concierge l’ouvre. Duflos entre le premier. Pendant que Laurent s’occupe de faire entrer les autres garçons, Duflos va se cacher vivement derrière la grille, à l’avant-scène, à droite ; il n’aperçoit point madame de Saint-Pol, qui est assise contre le pavillon, et que lui cache la charmille.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Que vais-je devenir ?...

DUFLOS, voix basse.

Amélie !

AMÉLIE, surprise, et jetant un petit cri.

Ah !...

DUFLOS.

Reconnaissez-moi... je suis Duflos.

AMÉLIE.

Du...

DUFLOS.

Silence ! Je viens vous arracher à ceux qui veulent votre perte et la mienne.

AMÉLIE, tremblante.

Oserez-vous ?...

DUFLOS.

Tout, pour recouvrer les justes droits que j’ai sur vous !

LAURENT, seul, au fond du théâtre, s’adressant au concierge qui se montre près de la grille.

Tho... Thomas, ces gens qui... qui viennent d’entrer vont bientôt sor... sortir... tu... tu les lais... laisseras pas... passer.

Le concierge fait un signe d’obéissance, et rentre dans sa loge. À Amélie, sans descendre la scène.

Ve... venez, Ma... Ma... Mademoiselle.

DUFLOS, bas à Amélie.

Vous m’avez entendu ?...

AMÉLIE, à part.

Ô mon Dieu, protège-moi !

Elle sort par le passage vouté, sur les pas de Laurent.

 

 

Scène XII

 

DUFLOS, MADAME DE SAINT-POL

 

DUFLOS, à lui-même, montrant le bureau de l’Inspecteur.

Songeons d’abord à la porte qui donne sur la ruelle. Assurons-nous ce passage.

Il entre rapidement dans le bureau de l’Inspecteur, et disparaît un moment. Pendant ce temps, madame de Saint-Pol se lève du banc où elle est assise.

MADAME DE SAINT-POL, à elle-même.

Il est ici des malheureux qui peuvent implorer le secours du ciel, mais moi !...

Elle cache sa figure dans ses mains. On entend le bruit de deux verrous que Duflos vient de tirer dans le bureau de l’Inspecteur. À ce bruit, madame de Saint-Pol relève la tête ; Duflos reparaît ; madame de Saint-Pol l’aperçoit, l’examine avec surprise, et se met un peu à l’écart.

DUFLOS, à lui-même, sortant du bureau.

Nul obstacle à craindre de ce côté...

Montrant la grille, à droite, à l’avant-scène.

Occupons-nous maintenant de celui-ci ; hâtons-nous !

Duflos s’approche vivement de la grille, et prend la clef.

MADAME DE SAINT-POL.

Que fait donc là cet homme ?...

Elle s’avance vers Duflos.

Je crois reconnaître...

Duflos se retourne, et fait, en voyant madame de Saint-Pol, un mouvement d’effroi.

DUFLOS.

Ernestine !...

MADAME DE SAINT-POL.

Grand Dieu !... c’est Duflos !...

DUFLOS, lui mettant la main sur la bouche.

Plus bas ! Voulez-vous donc me perdre ?...

MADAME DE SAINT-POL.

Que venez-vous faire ici ?... Comment avez-vous pu y pénétrer ?

DUFLOS.

Un hasard heureux m’a servi. J’ai su qu’on avait permis à d’Arbois de faire venir un dîner pour lui et ses amis. Les garçons du restaurant, payés par moi, se sont contentés du premier prétexte que je leur ai donné, et je me suis introduit-ici avec eux. Bénissez mon audace ; elle assure votre salut. Toutes les parties de ces bâtiments, où les devoirs de mon état m’appelèrent souvent autrefois, me sont parfaitement connues, et je puis...

MADAME DE SAINT-POL.

Imprudent ! ne songez qu’à vous-même. Mais que faisiez-vous à cette grille ?... On a dit devant moi qu’elle conduisait à la chambre d’Ébérard... Auriez-vous formé quelque coupable projet ?

DUFLOS, troublé.

Non, non... Pourquoi cette pensée ?

MADAME DE SAINT-POL.

Je vous connais, Duflos.

En ce moment, on voit reparaître, par le passage voûté, les garçons du restaurant ils marchent vers la grille, en appelant le concierge.

GARÇONS, au fond.

Holà ! hé ! M. Thomas !

DUFLOS, à part.

Je voulais aussi pénétrer jusqu’à la chambre d’Amélie... impossible, maintenant. Maudite femme ! Partons...

À madame de Saint-Pol.

Adieu !

MADAME DE SAINT-POL.

Un moment, je veux savoir...

DUFLOS.

Adieu ! Si l’on t’interroge sur moi, garde le silence, et souviens-toi que ta destinée est enchaînée à la mienne.

Le concierge est sorti de sa loge et a ouvert la grille aux garçons du restaurant. Duflos se hâte de sortir avec eux.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE SAINT-POL, seule

 

Il fuit, il m’échappe ! Ah ! du moins, puisse-t-il se soustraire à toutes les recherches ! Mais, hélas ! dans quel abime suis-je précipitée... malheureuse !

Pendant le monologue de madame de Saint-Pol, Ébérard a descendu l’escalier à droite. Il paraît sur le seuil de la grille.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE SAINT-POL, ÉBÉRARD

 

ÉBÉRARD.

Encore un moment de liberté au pauvre Ébérard !

À lui-même, apercevant madame de Saint-Pol.

Une femme !...

Il s’approche doucement de madame de Saint-Pol. et lui frappe sur l’épaule.

MADAME DE SAINT-POL, se retournant effrayée.

Ébérard !...

ÉBÉRARD.

Je ne suis pas méchant ; rassurez-vous, madame. J’aime beaucoup à parler aux dames ; cela me rappelle... Oui, des souvenirs chers et douloureux...

Il se couvre le visage de ses mains, puis en riant.

Ah ! j’étais aimable autrefois... L’avez-vous connue ? une jeune veuve charmante... madame... madame de Saint-Pol, Ernestine de Saint-Pol ?... Ernestine, quel doux nom ! n’est-ce pas ? Je l’adorais... je n’étais pas aimé... Approchez, je vais vous conter tout cela.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Comment le fuir ? Ah ! que sa présence éveille de remords ?

ÉBÉRARD, la prenant par le bras.

Avancez donc. Elle vous ressemblait... non, elle avait plus de gaieté, plus de candeur sur ses traits.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Quel supplice !

ÉBÉRARD.

Elle avait un autre amant. Je ne vous dirai pas son nom ; il ne souille plus mes lèvres.

Avec rage.

La perfide !... elle me souriait pour me perdre. Si je la revois, si je les rencontre tous deux, je les immole... Avec quelle joie je verrai leur sang couler !...

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Hélas !

ÉBÉRARD.

Vous soupirez ? Vous avez aussi des chagrins ?... Vous comprendrez mieux les miens... Je lui avais offert ma main... J’apprends que cet autre amant m’était préféré. Pourquoi ? je l’ignore. Elle l’ignorait aussi, sans doute... Un caprice ! un caprice ! Les femmes en ont souvent, dit-on. Elles jouent, elles rient, elles s’excusent, elles se perdent avec ce mot, sans penser que ce mot donne la mort !

Madame de Saint-Pol frémit.

Écoutez donc... J’arrive chez elle... Elle lisait, elle lisait une lettre de mon rival !... Furieux, je lui arrache cet écrit, et je sors... Qu’ai-je appris !...

Mettant sa main sur sa bouche, puis sur son cœur.

C’est un secret... un terrible secret... Il ne sortira pas de là...

MADAME DE SAINT-POL, à part.

La lettre de Duflos !... Mon sort en dépend ; si je pouvais la lui ravir !...

ÉBÉRARD.

Ce papier, il faut le brûler, n’est-il pas vrai ? Si vous saviez... Il renferme la destinée d’une femme que j’ai bien aimée, qui ne mérite que mon mépris ; mais n’importe ! il vaut mieux rester vertueux... La trahir !... jamais !...

MADAME DE SAINT-POL.

Donnez-moi cet écrit.

ÉBÉRARD.

Regardez... vient-on ?...

MADAME DE SAINT-POL.

Non.

ÉBÉRARD.

Quelqu’un ?

MADAME DE SAINT-POL.

Personne.

ÉBÉRARD.

Êtes-vous bien sûre ! ne voyez-vous pas là un cadavre sanglant ?...

MADAME DE SAINT-POL, reculant épouvantée.

Ah !...

ÉBÉRARD.

Je me suis trompé... Je m’étais évanoui au moment... et... l’on m’a accusé !... ma tête ensuite... Enfin j’ai été condamné.

MADAME DE SAINT-POL.

Ce papier...

ÉBÉRARD.

Je l’avais oublié...

Avec mystère.

Je l’avais caché dans un coin de ma loge... non, de ma chambre...

Avec amertume.

Oh ! elle est bien jolie, ma chambre... Eh bien ! ce papier frappe mes yeux... Je l’avais laissé là, depuis le jour...

Il tire le papier de son sein.

Le voici : je vais vous le lire... ou plutôt, lisez-le vous-même...

Lui présentant le papier qui est ouvert, et qu’il tient fortement.

Lisez !...

MADAME DE SAINT-POL.

Je ne puis !

ÉBÉRARD.

Je le veux... je veux l’entendre de la bouche d’une femme !

MADAME DE SAINT-POL, éperdue, lisant.

« Ma chère Ernestine, je suis ruiné ; vous n’avez plus de ressources. Il faut absolument payer les cinquante mille francs que nous devons, et pour cela, vous le savez, il n’est qu’un moyen. »

ÉBÉRARD.

Un moyen !... vous comprenez ?... Lisez.

MADAME DE SAINT-POL, continuant.

« Votre cousine ne vous a-t-elle pas obstinément refusé des secours ?... »

S’arrêtant.

Assez ! assez !

ÉBÉRARD.

Chut ! continuez... Mais non, j’achèverai moi-même... Écoutez.

Lisant.

« Ne vous a-t-elle pas privée, en abusant votre oncle, d’un héritage que vous deviez partager avec elle ?... Pourriez-vous encore hésiter ?... »

MADAME DE SAINT-POL, dans le plus grand trouble.

Par pitié...

ÉBÉRARD, la prenant par la main.

Écoutez donc.

Continuant.

« Je n’attendrai pas « votre réponse ; demain, je serai à d’Orvilliers ; demain, votre ami vous aura remise en possession d’un bien qui vous est dû, et aura renversé tous les obstacles qui le séparaient de vous. « Signé DUFLOS. »

MADAME DE SAINT-POL.

Donnez-moi cette lettre.

ÉBÉRARD, la cachant dans son sein.

Non, vous ne l’aurez pas... Vous iriez la perdre, la dénoncer... je l’aime encore !...

À l’aspect des personnages qui paraissent, madame de Saint-Pol s’écarte vivement d’Ebérard. À la fin de cette scène, la nuit commence à venir.

 

 

Scène XV

 

MADAME DE SAINT-POL, ÉBÉRARD, D’ORVILLIERS, ROLAND, L’INSPECTEUR, UN MAGISTRAT, LAURENT, PLUSIEURS GARDIENS

 

D’Orvilliers, Roland et le magistrat entrent par la grille que leur ouvre le concierge. L’Inspecteur et Laurent suivis de quelques gardiens, viennent au-devant d’eux en entrant en scène par le passage voûté.

LE MAGISTRAT, au colonel.

Oui, colonel, grâce à vos sollicitations, on va remettre en liberté cette jeune personne à laquelle vous prenez un si vif intérêt.

D’ORVILLIERS.

Recevez tous mes remerciements.

ROLAND.

Ébérard ici ! et madame de Saint-Pol !

L’INSPECTEUR.

Laurent ?...

LAURENT.

Je ne sais co... co... comment ça s’est fait. J’a... j’a... j’avais cru lais... laisser ici... un gardien...

ROLAND.

Cet homme se soutient à peine.

D’ORVILLIERS, bas à Roland.

Je parierais que c’est encore quelque folie de d’Arbois.

LAURENT.

Je... je puis ju... ju... rer...

L’INSPECTEUR.

Paix !

À d’autres gardiens.

conduisez madame à la chambre qu’on a préparée pour elle.

D’ORVILLIERS.

Un moment, s’il vous plaît. Puisque d’après le rapport du docteur, le souvenir de madame se lie intimement aux souvenirs d’Ébérard, veuillez ordonner, monsieur le magistrat, qu’elle assiste à l’entrevue que j’ai sollicitée de vous. Peut-être sa présence pourra-t-elle nous être utile.

MADAME DE SAINT-POL, au magistrat.

Ah ! monsieur, arrachez-moi de ces lieux !

LE MAGISTRAT.

Dissipez vos craintes, madame.

À l’Inspecteur.

Faites approcher Ébérard.

On amène Ébérard au milieu de la scène ; il regarde tous ceux qui l’entourent d’un air étonné.

ROLAND, au magistrat.

Puisque vous avez bien voulu vous rendre au désir du colonel d’Orvilliers et au mien, c’est moi, monsieur, si vous le permettez, qui procéderai à l’interrogatoire d’Ébérard.

LE MAGISTRAT.

N’oubliez pas, messieurs, que vous ne voulez obtenir de cet infortuné qu’un papier qu’il dérobe depuis longtemps à tous les yeux.

ROLAND.

Laissez-moi faire.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Je me soutiens à peine.

ROLAND.

Eh bien ! Ébérard, comment vous trouvez-vous ce soir ?

ÉBÉRARD.

Charmante dame, que vous êtes aimable de venir embellir ma prison de votre présence ! Un seul de vos regards adoucit l’horreur de ma situation.

LAURENT, à mi-voix, à lui-même.

Voi... voi... voilà un inter... interrogatoire qui... qui com... commence bien.

ROLAND.

Mon cher Ébérard ? comment ! vous ne reconnaissez pas votre médecin ?

ÉBÉRARD.

Mon médecin ! Est-ce que j’ai besoin de médecin ? Je me porte bien, très bien !

ROLAND, avec douceur.

Oui, mon ami ; mais un secret pénible pèse sur votre cœur.

D’un air de confidence.

Vous parlez souvent de madame de Saint-Pol ; je la connais ; et vous ?

ÉBÉRARD.

Oui, oui. Je l’aimais.

ROLAND, jouant la surprise.

Vous l’aimiez ?... et moi aussi.

ÉBÉRARD, frappé.

Vous ? alors vous avez été trahi !

MADAME DE SAINT-POL, très vivement au docteur.

Monsieur, ces étranges questions...

ROLAND.

Madame... madame, j’ai mon but où je veux arriver.

À Ébérard.

Madame de Saint-Pol n’avait-elle pas une cousine ?

ÉBÉRARD, avec effroi.

Silence ! ne parlez pas de sa cousine !

ROLAND.

Pourquoi ?

ÉBÉRARD, bas.

Elle n’en a plus.

Ici, Ébérard repousse Roland, et parcourt la scène vivement.

Valentin ! fouette tes chevaux ! plus vite, plus vite ! à d’Orvilliers !

S’arrêtant et regardant de tons les côtés.

Ah ! que la campagne est belle ! Mais que me font toutes les beautés de la nature ? Je suis triste... je ne suis point aimé ! N’importe... courons, sauvons-la !

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Je frissonne !

ÉBÉRARD.

Jeune fille, à qui est ce château ? – À madame d’Orvilliers. – Valentin, arrête... – Bien, retourne à Dijon... – Il s’en va. – Jeune fille, avez-vous vu entrer quelqu’un au château ? – Oui. – Entrons-y aussi.

Il s’arrête, fait un mouvement d’horreur, et retombe dans ses pensées mélancoliques.

ROLAND, après un temps.

Cher Ébérard, quel souvenir vous occupe en ce moment ?

ÉBÉRARD.

Toujours elle. Elle m’a trompé, et pourtant son image est toujours là !

Il met la main sur son cœur.

ROLAND.

Si je vous la faisais voir ?

ÉBÉRARD.

Est-il possible ?

ROLAND.

Elle est ici.

ÉBÉRARD.

Ici ! Que dites-vous ?

ROLAND.

La vérité... Voyez !

Il prend Ébérard par la main, et le conduit en face de madame de Saint-Pol.

ÉBÉRARD, examinant madame de Saint-Pol.

Vous voulez vous moquer de moi. Je reconnais cette dame ; je l’ai vue ce matin.

Changeant tout à coup de ton, et comme sortant d’un rêve.

Ah ! bonjour, monsieur l’Inspecteur.

Souriant.

Vous m’aviez promis de l’argent pour acheter du tabac ?... J’étais riche autrefois... maintenant,

Avec une sombre mélancolie.

je suis pauvre.

ROLAND.

Vos malheurs finiront, mon ami, et s’il dépend de moi...

ÉBÉRARD, plus calme.

Ah ! c’est vous, bon docteur.

Avec sensibilité.

Je suis reconnaissant des soins...

D’un air souffrant.

Mais ne me faites donc plus jeter d’eau sur la tête !

Il regarde d’Orvilliers.

ROLAND.

Ne reconnaissez-vous pas ce monsieur ?

ÉBÉRARD.

Moi ? non. Cependant, je me rappelle...

D’ORVILLIERS, s’approchant de lui.

Ébérard, n’embrasserez-vous pas le colonel d’Orvilliers ?

ÉBÉRARD, avec un cri terrible.

D’Orvilliers ! L’infortuné !... qu’il se hâte de fuir... un poignard est levé sur son sein ! Et vous tous aussi, prenez garde ! un monstre vomi par l’enfer est près de vous. Il peut vous perdre... il a perdu celle que j’aimais. Sauvez-la ! par pitié, sauvez-la !

Ébérard, dans le plus grand désordre, est resté le regard fixe, les bras étendus vers un fantôme, que vient de créer son imagination en délire.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Quel spectacle !

LE MAGISTRAT.

Étrange langage !

D’ORVILLIERS, bas au magistrat.

Ne semble-t-il pas confirmer mes soupçons ?

Désignant madame de Saint-Pol.

Voyez son trouble.

ÉBÉRARD, s’attendrissant peu à peu.

Ernestine ! que t’avais-je fait ? Est-ce donc là la récompense de tant d’amour ? Qui jamais pourra t’aimer comme moi ?... Et tu m’as trahi, abandonné ! Eh bien ! n’importe, j’oublie tout, je pardonne tout ! On dit que tu es malheureuse ; viens près de moi... ton ami n’a point changé, lui ; il ne demande d’autre bonheur que celui d’essuyer tes larmes !

Les yeux d’Ébérard se sont mouillés de pleurs ; les sanglots étouffent sa voix ; il s’appuie sur le bras de l’Inspecteur qui est près de lui. Roland s’approche d’Ébérard, en parlant vivement et à voix basse au colonel.

ROLAND.

Saisissons le papier...

Il a pris la main d’Ébérard. Celui-ci revient à lui et le repousse.

ÉBÉRARD.

Laissez-moi ! laissez-moi ! Que me voulez-vous ?

ROLAND.

Donnez-moi ce papier que vous m’aviez promis.

ÉBÉRARD, sans tourner la tête vers Roland.

Ce papier ?... pourquoi ?

ROLAND.

C’est dans votre intérêt que je vous le demande.

ÉBÉRARD, après un temps, avec amertume.

Oui, dans mon intérêt !...

Après un temps.

Mais, vous avez raison peut-être ; elle ne m’a pas répondu ; elle me méprise... Je dois la mépriser aussi.

Après un temps.

Je vais vous le donner.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Ô ciel !

Roland, le Magistrat et d’Orvilliers font un mouvement de joie.

LE MAGISTRAT, bas à Roland.

Il semble revenir à la raison ; profitons de cette lueur passagère.

D’ORVILLIERS.

Que vais-je apprendre ?

MADAME DE SAINT-POL, à part.

C’en est donc fait !

ROLAND, à Ébérard, en tendant la main vers lui.

Eh bien !

ÉBÉRARD.

Je ne sais plus où j’en suis... Laissez-moi me recueillir.

Il s’avance de quelques pas et se parle à lui-même, de manière à n’être pas entendu. Les antres personnages ont remonté un peu la scène, et restent les yeux fixés sur lui.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Dois-je encore espérer ?...

ÉBÉRARD, à lui-même.

Ne dit-on pas que je suis un assassin ? moi ! Et qui m’accuse ? le plus vil des hommes... Et cette femme... son indigne amante... Ce matin, elle m’est apparue, et m’a dit brûle ce papier... Non !...

Il le tire de son sein.

Tremblez !... le moment est venu. Le nom de ma famille doit être sans tache ; obéissons enfin à la voix de l’honneur !

Il se retourne vers les autres personnages.

Juges, nobles magistrats qui m’entourez, je remets entre vos mains...

MADAME DE SAINT-POL, s’élançant vers Ébérard.

Ébérard !

ÉBÉRARD.

Elle m’appelle... Je reconnais sa voix ! Ah ! c’est elle !

LE MAGISTRAT, D’ORVILLIERS, ROLAND et L’INSPECTEUR.

Donnez ! donnez !

ÉBÉRARD, à madame de Saint-Pol.

Tu es la cause de tous mes maux... Eh bien ! voilà comme je me venge !

Il s’élance vers la grille, à droite, la referme sur lui, et présente le papier à la flamme de la lampe qu’un valet de l’hospice a allumée dans le courant de cette scène.

TOUS.

Arrêtez !

ÉBÉRARD.

Vous n’entrerez pas !

Le papier est consumé. Ébérard monte rapidement l’escalier, et disparaît.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Nous sommes sauvés !... Ah ! si Duflos était prévenu...

D’ORVILLIERS, accablé de douleur.

Tout espoir est perdu !

ROLAND, à voix basse.

Non, si Duflos est arrêté !...

LE MAGISTRAT, à voix basse, à l’Inspecteur, en lui montrant madame de Saint-Pol.

Veillez sur elle.

D’ORVILLIERS, à Roland.

Ah ! du moins délivrons Amélie !

L’INSPECTEUR, à madame de Saint-Pol.

Venez, madame.

Ils sortent tous, excepté Laurent, par le passage voûté.

 

 

Scène XV

 

LAURENT, seul

 

La nuit est tout à fait venue. Vers le milieu de la scène précédente, le concierge a allumé la lanterne placée à l’entrée du passage voûté, et celle qui est en dehors de la grille du fond.

Qu’est-ce que tout ça si... signifie ? La singulière aventure. Mais ce ne sont pas mes af... af... affaires. Il fait nuit.

Appelant le concierge.

Eh ! eh ! Tho... Tho... mas !

Le concierge sort de sa loge.

Donne-moi ma lan... lan... lanterne.

Après avoir pris sa lanterne des mains du concierge.

Nous, fai... fai... faisons notre visite accou... accou... tumée, et fer... fer... mons le bu... le bureau de M. l’inspecteur.

Il marche, en chancelant un peu, vers le bureau.

C’est... c’est... singulier, il... il... me semble que tout dans... tout danse autour de moi... c’est... c’est... ce damné cham... cham... champagne que ces étourdis m’ont fait boire... il était bon, le champagne !

Laurent parcourt le théâtre, en examinant tout autour de lui. D’Arbois entre par le passage voûté.

 

 

Scène XVI

 

LAURENT, D’ARBOIS

 

D’ARBOIS, à lui-même, en entrant gaiement.

Ma foi, il faut avouer que nous avons fait un diner délicieux !

LAURENT, heurtant d’Arbois.

Qui... qui... va là ?...

D’ARBOIS.

C’est moi !

LAURENT.

Qui, vous ?

D’ARBOIS.

Ne me reconnais-tu pas ?

LAURENT.

Et pourquoi... quoi... donc, vous promenez-vous à cette heure dans... dans... les cours de l’hospice ?

D’ARBOIS.

Je cherche un lieu de repos pour la nuit ; si tu veux m’en indiquer un où je puisse dormir bien à mon aise...

LAURENT.

Oh ! ma foi...

D’ARBOIS, tirant sa bourse.

Cette pièce d’or est à toi.

LAURENT.

Vous... vous... dites...

D’ARBOIS.

À toi.

LAURENT, en riant.

Oh ! oh ! oh ! vous me régal... galez de cham... cham... champagne ; maintenant, vous me donnez de... de... l’or... le moyen de vous résister ? Te... tenez, entrez dans ce... ce... bu... bureau ; il... il y a une seconde pièce où vous... vous serez com... com... comme un prince ; mais, te... te... tenez-vous tran... tranquille, et sortez-en de... de... bon... bonne heure.

D’ARBOIS.

Tu es un garçon charmant.

Lui donnant la pièce.

Voici qui est à toi. Bonsoir, Laurent.

LAURENT.

Bon... bonsoir, mon... monsieur ; bon... bonsoir.

Au concierge.

Va... va... te cou... te coucher, Tho... mas. Bonsoir !

À lui-même, en sortant.

Il était bon, le champagne !...

 

 

Scène XVII

 

D’ARBOIS, seul

 

Je l’ai fait boire de manière à se montrer peu difficile. Saint-Clair et Sergy sont d’une gaité folle ; mais du diable si je passe la nuit dans le taudis qu’on leur a donné pour asile ! En outre, ce Duflos me revient sans cesse à l’esprit, et comme je n’ai nulle envie de dormir, j’aime mieux veiller de ces côtés-ci que là-bas. Cela se rencontre à merveille ; d’ici, je pourrai contempler tout à mon aise l’asile qui renferme la charmante Amélie...

Montrant le côté du passage voûté.

Car je crois qu’on l’a logée dans ce corps de bâtiment.

Soupirant et riant tout à la fois.

Allons, d’Arbois, il faut que tu en conviennes ; te voilà décidément amoureux. Et un Duflos ose être ton rival !... S’il est vrai qu’il rode autour de ces lieux, ce ne peut être que pour tenter quelque projet contre Amélie... Je ne suis pas sans inquiétude.

Il fait quelques pas du côté du bureau, et s’arrête.

J’entends marcher, je crois ; non, non, je me trompe.

Entrant dans le bureau.

Il fait noir ici comme dans un four. Laurent aurait bien dû me laisser de la lumière.

Un bruit sourd se fait entendre.

Quel bruit entends-je ?

Montrant le fond du bureau.

Il semble venir de là ; l’on dirait qu’on force une porte. Plus de doutes ! Qu’est-ce que cela signifie ? Cachons-nous.

D’Arbois sort doucement du bureau, et se met à l’écart.

 

 

Scène XVIII

 

D’ARBOIS, DUFLOS, DEUX HOMMES

 

À peine d’Arbois s’est-il caché, que Duflos paraît avec deux hommes.

DUFLOS, avançant la tête avec précaution.

La seconde porte qui donne sur la cour est ouverte... tant mieux ! tout dort...

Aux deux hommes.

Tenez-vous en dehors, je vous appellerai quand il sera temps.

D’ARBOIS, à part.

C’est la voix de Duflos !...

DUFLOS.

Hein ?... Attendez, vous dis-je !...

Les deux hommes disparaissent. Duflos s’avance en scène.

Je ne m’étais pas trompé ; la porte qui donne sur la ruelle était bien celle du bureau de l’Inspecteur. Bientôt Amélie sera en mon pouvoir !

D’une voix plus basse, de manière à ne pas être entendu de d’Arbois.

Mais d’abord, songeons à Ébérard. Il faut lui arracher les preuves de mon crime... Dans tous les cas, son éternel silence est ce qui peut le mieux me convenir.

D’ARBOIS, à part.

Que dit-il ?... je ne puis plus l’entendre.

DUFLOS.

Voici la grille... Dépêchons !

Il s’avance doucement vers la grille à droite, et l’ouvre.

D’ARBOIS, à part.

Cet escalier conduit donc aussi à la chambre d’Amélie ? Que faire ?

DUFLOS, ayant ouvert la grille et tiré de son sein un poignard.

Allons !

Il monte l’escalier et disparaît.

D’ARBOIS.

Et ces deux hommes ! si l’on pouvait s’emparer d’eux... Mais il s’agit de la vie d’Ébérard et du salut d’Amélie... Éloignons-les !...

Entrant dans le pavillon et appelant à voix basse.

St !... st !... st !...

Les deux hommes reparaissent ; d’Arbois leur dit à voix basse.

Sortez !...

LES DEUX HOMMES.

Pourquoi ?

D’ARBOIS.

Sortez ! allez m’attendre au bout de la ruelle.

Les deux hommes sortent. D’Arbois referme vivement la porte sur eux. Tout à coup, on entend un grand bruit du côté de l’escalier à droite.

Je suis sans armes !...

Tournant les yeux vers la grille, et frappé d’une idée subite.

Ah !...

Il se précipite vers la cloche de la grille et l’ébranle à toute volée, en criant.

Au secours !

Puis il court vers la grille, à l’avant-scène, à droite.

 

 

Scène XIX

 

D’ARBOIS, DUFLOS, TOUS LES PERSONNAGES

 

Aux cris de d’Arbois, tout le monde accourt, peuple, soldats, gardiens ; la scène est éclairée par des flambeaux que portent les gens de la maison. D’Orvilliers paraît avec Amélie. Madame de Saint-Pol, elle-même, entre en scène, en repoussant Laurent, qui vent la retenir. D’Arbois est près de franchir l’escalier qui conduit à la loge d’Ebérard ; en ce moment, Duflos, dans le plus grand désordre, descend précipitamment. Ébérard, armé du poignard dont Duflos voulait le percer, le poursuit, l’atteint, le renverse : il va le frapper, on l’arrête.

CRI GÉNÉRAL.

Duflos !...

À ce cri, d’Orvilliers laisse éclater sa joie, ainsi que Roland. Madame de Saint-Pol pousse un cri déchirant.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une salle basse du château d’Orvilliers. Portes et fenêtres latérales. Dans le fond, une porte à deux battants.

 

 

Scène première

 

THIBAULT, ANNETTE, PAYSANS, PAYSANNES

 

Au lever du rideau, tout le monde travaille à divers ouvrages ; les uns arrangent des lignes, d’autres font des paniers ; les femmes filent, etc. ; des enfants jouent entre eux sur le devant de la scène. À gauche du spectateur, Thibault arrange des pots de fleurs. Au milieu du théâtre est assise Annette entourée de plusieurs jeunes filles.

UNE JEUNE FILLE.

Annette, chante-nous donc la romance de la pauvre dame du château d’Orvilliers.

ANNETTE, chantant.

Premier couplet.

C’était un soir ; un grand orage
Au loin r’tentissait dans nos bois ;
Et dans les champs et dans l’ village,
On n’entendait plus un’ seul’ voix.
Chacun, pâle et l’effroi dans l’âme,
Était rentré dans ses foyers...
Hélas ! plaignez la pauvre dame
Du château d’Orvilliers.

THIBAULT, à lui-même.

C’te chanson est un hommage rendu à ma bonne maîtresse ; tous les ans, à c’ t’époque-ci, on la chante devant moi... hé ben ! j’ ne pouvons jamais l’entendre sans éprouver un serrement de cœur !...

ANNETTE, chantant.

Deuxième couplet.

Tranquille sous l’œil de sa mère,
L’enfant dormait dans son berceau ;
Adèle disait sa prière :
Neuf heures sonnaient au château.
Soudain, pleins d’un projet infâme,
Dans l’ parc entrent des meurtriers...
Hélas ! plaignez la pauvre dame.
Du château d’Orvilliers.

THIBAULT, seul, d’une voix tremblante, sans chanter.

Oui, oui, plaignez la pauvre dame,
Du château d’Orvilliers.

Thibault, dont l’émotion s’est accrue, laisse tomber un des pots de fleurs qu’il arrangeait ; Annette et les paysans s’empressent autour de lui.

ANNETTE.

Qu’avez-vous donc, mon bon père ?

THIBAULT.

Rien, rien...

ANNETTE.

Vous avez queuque chose, c’est sûr... Vous v’là tout ému, tout tremblant...

THIBAULT.

Qu’ veux-tu ? c’est c’te chanson...

ANNETTE.

Oh ben ! si all’ doit vous faire du mal comm’ ça, j’ ne la chanterons plus. Vous r’venez trop souvent sur ces idées-là ; all’ vous mettent du noir dans l’esprit... et puis avec ça, qu’ c’ château est d’un triste !...

THIBAULT.

Comment donc ?

ANNETTE.

Pardon, mon bon père... j’ ne voulons pas vous offenser... j’ sommes contente d’y être avec vous... mais j’ voulons seulement dire qu’ si j’avions de plus avec moi... là... queuqu’un, voyez-vous... qui m’ tint compagnie... qui... Oh ! j’ m’entendons ben ! allez !... la nuit, j’avons peur ; et on dit qu’y n’y avons rien de mauvais comme ça pour les jeunes filles... et puis l’ jour, quand j’ traversons l’ petit parc pour vous r’joindre dans le varger ; surtout quand j’ passons près de c’ pavillon qu’on n’ouvre jamais, parc’ que c’est là que mame d’Orvilliers...

THIBAULT.

Eh ben ? eh ben ? l’ jour...

ANNETTE.

Eh ben ! j’avons encore peur, j’avons toujours peur, et j’ voudrions ben que vous trouvissiez queuqu’ moyen pour m’en guarir.

On entend du bruit en dehors.

Qu’est-qu’ j’entendons là ?...

DOMINIQUE, en dehors.

Où est-il ? où est-il ?

THIBAULT.

Eh ! mais, si j’ ne me trompons pas, c’est la voix de Dominique ?

ANNETTE.

Dominique !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, DOMINIQUE, QUELQUES PAYSANS

 

Dominique entre brusquement, suivi de paysans.

DOMINIQUE.

Où est-il ?

THIBAULT.

Hé ! m’ voilà, mon vieux ; que diable as-tu donc ?

DOMINIQUE.

Embrasse-moi, embrasse-moi !

THIBAULT.

De tout mon cœur.

Ils s’embrassent.

DOMINIQUE.

Ta fille, ta fille ? où est-elle ?

THIBAULT, prenant Annette par le bras et la poussant devant Dominique.

Tiens, regarde ; n’ veux-tu pas l’embrasser aussi ?

DOMINIQUE, embrassant Annette.

D’abord un baiser, comme ami de votre père...

L’embrassant encore.

Et un autre pour la bonne, pour l’excellente nouvelle que j’apporte.

THIBAULT.

Une nouvelle !

DOMINIQUE, à Thibault.

Tu ne devines pas ?

Lui montrant son habit.

Tiens, vois...

THIBAULT.

Quoi donc ?... eh ! mais, tu portes la livrée de mon maître, du colonel d’Orvilliers ?

DOMINIQUE.

Oui, oui ! réjouis-toi, ris, chante, danse... le colonel...

THIBAULT.

Ô ciel !...

DOMINIQUE.

Est de retour !... Dans un moment il sera ici.

THIBAULT.

Ici !... queu joie ! queu bonheur ! nous allons le revoir ! Eh ! gai, gai, vous autres ! aujourd’hui est un jour de fête.

Thibault jette son bonnet en l’air, prend sa fille et Dominique par la main, et se met à sauter avec eux. Tous les paysans font éclater leurs transports de joie.

DOMINIQUE.

Oui, mes amis, vous avez raison de vous réjouir ; après une si longue absence, votre bienfaiteur, votre ami vous est rendu. Il est accompagné de quelques personnes, et entre autres d’une jeune demoiselle...

ANNETTE.

D’une jeune demoiselle ?

DOMINIQUE.

Je vous raconterai tout cela ; plus tard vous saurez aussi comment Duflos a été arrêté ainsi que madame de Saint-Pol.

THIBAULT, ANNETTE.

Madame de Saint-Pol !

DOMINIQUE.

Comment celle-ci, grâce au crédit du colonel, a obtenu d’être mise sous la surveillance de ce digne parent, et, jusqu’à nouvel ordre, de n’avoir point d’autre prison que son château.

THIBAULT.

Queu d’histoires !

DOMINIQUE.

Avant tout, occupons-nous de l’arrivée de notre maître.

THIBAULT.

T’as raison.

Aux paysans.

Allons, vous autres, à vos canardières ! y faut recevoir not’ colonel avec tous les honneurs militaires.

Aux paysannes.

Eh vite ! eh vite ! un coup de main. Nettoyez-moi c’te salle ; de côté les fuseaux, les rouets, les paniers. Qu’ tout soit remis en ordre... à l’ouvrage... à l’ouvrage !

À la voix de Thibault, une partie des paysans sortent vivement. Ses ordres s’exécutent. Dominique et Annette le secondent. Bientôt après, on entend le bruit d’un fouet de poste et plusieurs coups de fusil.

CRIS en dehors.

Le voilà ! le voilà !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, D’ORVILLIERS, AMÉLIE, D’ARBOIS, DOMESTIQUES, PAYSANS, PAYSANNES

 

Les paysans entrent en tumulte, précédant d’Orvilliers, Amélie et d’Arbois.

CRI GÉNÉRAL.

Vive not’ colonel !

D’ORVILLIERS, ému.

Mes amis, mes bons amis !

THIBAULT, s’avançant.

Mon colonel...

D’ORVILLIERS.

C’est toi, mon cher Thibault !

THIBAULT.

Mon colonel, pardonnez... à la joie... du bonheur... que dans ce jour...

D’ARBOIS, en riant.

Que dans ce jour, notre amour...

D’ORVILLIERS, lançant d’abord un regard sévère à d’Arbois.

D’Arbois !...

Tendant la main à Thibault.

Va, donne-moi ta main, mon vieux Thibault ; ni toi ni moi n’avons besoin de longs discours pour nous exprimer le bonheur qu’en ce moment nous éprouvons l’un et l’autre.

THIBAULT.

Par ma fine, vous avez raison ; j’ n’ sommes qu’une bête, mon colonel, et parler n’est pas mon fait.

D’ORVILLIERS, montrant Annette.

Quelle est cette jeune fille ?

THIBAULT.

C’est la mienne, mon colonel.

D’ORVILLIERS.

Elle est charmante !

ANNETTE, bas, à Dominique.

Vous avez raison ; ça a l’air d’un ben bon maître !

D’ORVILLIERS.

Où est donc madame de Saint-Pol ?

D’ARBOIS, à voix basse.

Elle s’est fait ouvrir une chambre pour s’y reposer un moment. En entrant dans le château, son émotion était si vive qu’elle pouvait à peine se soutenir.

D’ORVILLIERS, après un court silence, à Dominique.

Dominique, quand madame de Saint-Pol se trouvera mieux, priez-la de venir me parler.

DOMINIQUE.

Oui, monsieur.

D’ORVILLIERS, à tous.

Sans adieu, mes enfants. Je suis revenu parmi vous pour ne plus vous quitter.

ANNETTE, sautant de joie, à part.

J’ vas donc avoir à qui parler !...

Annette, Dominique, Thibault et tous les paysans sortent.

 

 

Scène IV

 

D’ORVILLIERS, D’ARBOIS, AMÉLIE

 

D’ORVILLIERS.

Mon cher d’Arbois, je n’oublierai jamais le service que vous nous avez rendu. Grâce à votre présence d’esprit et à votre courage, Ébérard, sur qui reposent tant d’espérances, a vu conserver ses jours, et notre Amélie, sans vous, retombait au pouvoir de Duflos.

AMÉLIE.

Ah ! comment pourrai-je jamais payer un tel bienfait !...

D’ARBOIS.

Ces seuls mots sont déjà ma récompense.

D’ORVILLIERS, à Amélie.

Vous voilà à l’abri de tous les dangers. Aujourd’hui, l’on doit procéder à l’interrogatoire de Duflos ; nous avons fait sur lui toutes les déclarations nécessaires. Nous ne retournerons à Dijon que lorsque notre présence y sera indispensable.

D’ARBOIS, examinant tout autour de lui.

Je me reconnais... voici la grand’ salle où j’ai joué si souvent dans mon enfance, sous les yeux de la plus aimable...

D’ORVILLIERS.

Déchirants souvenirs !

D’ARBOIS.

Mon ami, je viens de réveiller votre douleur ; laissez-la librement s’exhaler. Je suis un étourdi, c’est vrai ; mais je me sens pour vous toute la tendresse d’un fils.

AMÉLIE.

Vous, des chagrins ! vous ! Qui, jamais, mérita mieux d’être heureux ?...

D’ORVILLIERS, essuyant les larmes qui, malgré lui, s’échappent de ses yeux ; puis, pressant la main d’Amélie et de d’Arbois.

Pardonnez à ma faiblesse ; mais tout, dans ces lieux, me rappelle de si tristes et de si chères images ! C’est ici, ici même, que j’embrassai pour la dernière fois ma femme et mon enfant... je ne devais plus les revoir !

D’ARBOIS.

Mon ami !...

Moment de silence. D’Orvilliers presse la main de d’Arbois ; puis il descend la scène.

D’ORVILLIERS, à Amélie.

Amélie, chère Amélie, vous pouvez plus que jamais parler sans crainte. Répondez : n’avez-vous aucun souvenir de vos premières années ?

AMÉLIE.

Hélas ! non. Je vous l’ai dit : le temps le plus éloigné dont je me souvienne est celui où j’habitais une simple chaumière ; là, j’étais soignée par une bonne villageoise que j’appelais ma mère, et qui devait l’être, si j’en juge par la tendresse qu’elle me témoignait.

D’ORVILLIERS.

Comment l’avez-vous quittée ?

AMÉLIE.

Un jour, M. Duflos arriva ; j’étais bien jeune encore, et je ne l’avais jamais vu. Celle qui m’avait élevée me dit en pleurant qu’il fallait partir, que c’était pour mon bonheur... et je partis. Depuis ce temps, je ne l’ai pas revue.

D’ORVILLIERS, à part.

Hélas ! je ne pourrai donc rien savoir !

Haut.

Duflos n’a-t-il pas quelquefois dit devant vous ?...

D’ARBOIS.

On vient... C’est madame de Saint-Pol.

D’ORVILLIERS.

Que tout ce que nous avons dit reste caché entre nous. Éloignez-vous.

D’Arbois et Amélie sortent au moment où madame de Saint-Pol entre avec hésitation.

 

 

Scène V

 

D’ORVILLIERS, MADAME DE SAINT-POL

 

D’ORVILLIERS, d’un ton froid.

Approchez, madame.

MADAME DE SAINT-POL.

Mon cousin... monsieur... vous avez voulu me parler...

D’ORVILLIERS.

Il est vrai. On m’a dit qu’en arrivant vous vous étiez tout à coup sentie souffrante. Sans doute, l’aspect de ces lieux, la mémoire d’une parente, d’une amie d’enfance qui, tant qu’elle a vécu, vous a donné des preuves de l’attachement le plus sincère, ont été la cause de cette vive et subite émotion ?

MADAME DE SAINT-POL, fort troublée.

En effet, je n’ai pu me défendre...

D’ORVILLIERS.

Vous sentez-vous mieux ?

MADAME DE SAINT-POL, péniblement.

Beaucoup mieux.

D’ORVILLIERS.

Veuillez m’écouter quelques instants.

Il approche un siège à madame de Saint-Pol et lui fait signe de s’asseoir, en s’asseyant lui-même.

On m’a tout appris, madame. De bonne heure imbue de pernicieux principes, vous vous êtes livrée en aveugle à tous les caprices de la coquetterie, à toutes les illusions de la vanité. Ma femme vous chérissait ; vous avez repoussé ses tendres avis ; son exemple, loin de vous éclairer, n’excita jamais que votre jalousie, et son amitié pour vous ne fut en secret payée que de votre haine.

MADAME DE SAINT-POL.

Ô ciel ! pouvez-vous croire ?...

D’ORVILLIERS.

Je sais tout, vous dis-je ; toute dénégation serait vaine. Un homme, jeune, aimable, entouré de l’estime générale, conçut pour vous le plus violent amour. Vous vous êtes fait un jeu cruel d’abreuver son cœur d’amertume ; vous l’avez fait passer par tous les tourments de l’enfer ; et enfin, en lui donnant pour rival, et pour rival heureux, le plus odieux et le plus méprisable des hommes, vous l’avez conduit jusqu’au dernier degré des misères humaines !

MADAME DE SAINT-POL.

Ah ! monsieur !...

D’ORVILLIERS.

Écoutez ! Sur les pas de l’infâme Duflos, vous avez été bientôt précipitée dans l’abîme, et je ne suis venu que pour voir ma parente, la cousine de mon Adèle, traînée en prison, et confondue avec ces viles créatures que la société a rejetées de son sein !

MADAME DE SAINT-POL.

Au nom de celle que vous pleurez, prenez pitié de mon désespoir !

D’ORVILLIERS.

Eh ! n’est-ce pas en son nom que je n’ai pas voulu vous abandonner au sort que vous vous étiez préparé vous-même ? Croyez-vous, si je voulais fouiller plus avant dans votre âme, que je ne pusse en faire jaillir quelque épouvantable secret ?...

MADAME DE SAINT-POL, avec un profond sentiment de terreur.

Que voulez-vous dire ?... Non, d’Orvilliers, non !

D’ORVILLIERS.

Croyez-vous que ma raison ait pu accepter la vaine accusation portée contre le malheureux Ébérard ?... Les mots qui lui sont échappés ne sont-ils pas profondément gravés dans mon cœur ?

MADAME DE SAINT-POL.

Les discours d’un insensé...

D’ORVILLIERS.

C’est vous qui l’avez rendu tel... C’est vous, peut-être... Mais, non, vous n’avez plus rien à craindre ; je ne veux point vous interroger ; je repousse les pensées que j’avais pu concevoir. Duflos, seul, est livré aux mains des magistrats, et sa nouvelle tentative l’expose seul à leur rigueur. Quant à vous, si je ne suis plus votre ami, je reste votre parent, pour vous protéger, pour vous ramener au bien.

MADAME DE SAINT-POL.

Ah ! c’est vous seul, désormais, que je veux écouter.

D’ORVILLIERS.

Je ne vous ai tracé le tableau de vos erreurs passées que pour vous faire comprendre mieux quelle doit être votre conduite nouvelle.

MADAME DE SAINT-POL, voulant se jeter aux pieds du colonel.

Si mon repentir... si mes larmes...

D’ORVILLIERS, relevant madame de Saint-Pol.

Que faites-vous ? Ne rendez grâce qu’à cet ange, dont le souvenir est tout-puissant sur mon âme, et qui, si nous le possédions encore, ne voudrait se venger de vous que par des bienfaits.

 

 

Scène VI

 

D’ORVILLIERS, MADAME DE SAINT-POL, ANNETTE

 

Annette entre précipitamment et d’un air effrayé.

D’ORVILLIERS.

Qu’est-ce donc ?

ANNETTE.

Not’ maître, plusieurs voitures viennent d’arriver, les unes par la grande avenue, les autres par la route de la forêt. Des messieurs demandent à vous parler.

D’ORVILLIERS.

C’est bien. Mais qu’avez-vous, Annette ? vous paraissez tout effrayée.

ANNETTE.

Ah ! not’ maître, c’est que... c’est que parmi ces étrangers, il y en a un qui, voirement, nous a fait à tous une peur, une peur !... Il est pâle, défait, et vous regarde avec des yeux !... On dirait un criminel.

D’ORVILLIERS.

Qu’est-ce que cela signifie ?

MADAME DE SAINT-POL.

Monsieur, veuillez me permettre de me retirer.

D’ORVILLIERS.

Allez, madame, allez.

Madame de Saint-Pol s’incline et sort par la porte latérale à droite, avec Annette. Au même instant paraissent le magistrat et d’Arbois.

 

 

Scène VII

 

D’ORVILLIERS, LE MAGISTRAT, D’ARBOIS, DEUX OFFICIERS DE JUSTICE

 

D’Arbois entre le premier, et s’approche de d’Orvilliers. Le magistrat s’arrête un moment dans le fond pour parler aux officiers de justice.

LE MAGISTRAT, dans le fond.

Duflos soit attentivement surveillé sans qu’il s’en doute.

D’ORVILLIERS, à d’Arbois.

Duflos !

D’ARBOIS, à voix basse.

Oui, il est ici.

LE MAGISTRAT, aux deux officiers.

Que personne ne puisse entrer dans la chambre où vous l’avez placé, à moins qu’il n’en ait la permission du docteur Roland, dont vous suivrez exactement les ordres.

Les deux officiers de justice se retirent. Le magistrat descend la scène. D’Orvilliers va au-devant de lui.

D’ORVILLIERS, au magistrat.

Quel motif important me procure, monsieur, l’honneur de votre visite ?

LE MAGISTRAT.

Je vous avouerai, colonel, que, dans cette circonstance, je n’ai fait que céder aux pressantes sollicitations du docteur Roland, qui vient d’arriver ici avec Ébérard, tandis qu’à sa prière je m’y suis rendu de mon côté avec Duflos.

D’ORVILLIERS.

Ébérard en ces lieux !

LE MAGISTRAT.

Le docteur vous expliquera dans quelles intentions il a conduit ici cet infortuné. À peine nous aviez-vous quitté ce matin, qu’il est venu chez moi. « Si l’interrogatoire que Duflos va subir, m’a-t-il dit, n’amène aucun résultat satisfaisant, permettez-moi d’exécuter un projet que le ciel lui-même m’inspire. » Alors il m’a fait connaître ce qu’il attendait de moi, mais en me suppliant de ne pas l’interroger encore sur le dessein qu’il a conçu. Notre estimable docteur est un homme tout mystère ; je sais quelle est sa manie. Cependant, entraîné par l’enthousiasme dont il semblait animé, j’ai cru devoir accéder à son désir, d’autant plus que, moi-même, je suis prêt à tout tenter pour arriver à la découverte de la vérité.

D’ORVILLIERS.

Ainsi donc, Duflos...

LE MAGISTRAT.

N’a rien avoué. Cet homme, j’en conviens à regret, se défend avec autant de vigueur que d’adresse.

D’ARBOIS.

Mais comment peut-il justifier l’attentat qu’il a voulu commettre la nuit dernière ?

LE MAGISTRAT.

Il prétend qu’il n’avait formé aucun projet criminel contre Ébérard, et ce n’est pas en effet dans ses mains, mais dans celles d’Ébérard, qu’un poignard a été trouvé.

D’ARBOIS.

Que venait-il faire dans sa loge ?

LE MAGISTRAT.

Le hasard seul l’y a conduit.

D’ARBOIS, D’ORVILLIERS.

Le hasard !

LE MAGISTRAT.

Il n’avait pénétré dans l’hospice que dans l’espoir de délivrer Amélie, dont il avoue qu’il est passionnément épris.

D’ARBOIS.

Misérable !

D’ORVILLIERS.

Mais quels droits a-t-il sur cette jeune personne ?

LE MAGISTRAT.

Ceux d’une tutelle qui, pour ne pas avoir été constatée devant la loi, n’en existe pas moins de fait. Amélie elle-même en convient. Je vous afflige, colonel ; ainsi que moi vous supportez avec impatience la justification d’un homme tel que Duflos... mais enfin, je ne puis condamner un homme sans preuves.

D’ORVILLIERS.

Un instinct secret the dit que c’est lui que je dois accuser.

D’ARBOIS.

Espérons encore, mon colonel ; c’est peut-être ici même...

D’Arbois est interrompu par un grand bruit qu’on entend au dehors.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, ÉBÉRARD, ROLAND, LAURENT

 

Les paysans traversent le fond du théâtre en courant ; ils fuient devant Ébérard. Celui-ci entre le premier en scène, pâle, les vêtements en désordre, et jetant autour de lui des regards étonnés. Roland paraît immédiatement après lui, suivi de Laurent.

ROLAND, dans le fond, aux paysans.

Il n’y a rien à craindre, vous dis-je.

Allant vive ment au colonel.

Pardon, mille pardons, colonel ; je suis à vous dans l’instant.

Il retourne auprès de Laurent.

ÉBÉRARD, à lui-même.

C’est bien ici ! oui, l’on ne m’a pas trompé.

ROLAND, à Laurent.

Dans un quart d’heure, vous irez prévenir M. Duflos que je lui demande un moment d’entretien, et vous le conduirez à l’endroit dont nous sommes convenus.

LAURENT.

C’est en... ten... c’est entendu, monsieur le docteur.

Laurent sort.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, excepté LAURENT

 

Pendant le peu d’instants que Roland a parlé à Laurent, Ébérard a parcouru le théâtre à grands pas, examinant tout autour de lui. Il s’arrête, son front s’éclaircit ; il s’avance en riant sur le devant de la scène.

ROLAND, bas au colonel.

Ma visite vous étonne ? vous en saurez la cause et vous l’approuverez.

Au magistrat.

Nous sommes convenus de laisser à Ébérard la plus grande liberté ?

LE MAGISTRAT.

Nous nous fions à votre sagesse.

D’ORVILLIERS, à Roland.

Mais, dites-moi...

ROLAND, vivement et bas au colonel, s’apercevant qu’Ébérard va parler.

Chut !

ÉBÉRARD, à lui-même.

Elle vient passer huit jours chez sa cousine ; j’en suis ravi. Ce séjour est charmant ; comme je vais m’y plaire ! Huit jours passés auprès d’elle, à lui parler, à la voir sans cesse !... Huit jours de délices !

Il se promène un moment d’un air joyeux et en se parlant bas.

ROLAND, bas au colonel et au magistrat.

Il se croit à l’époque où, pour la première fois, il vint dans ce château.

D’ARBOIS.

Qui ne serait ému de sa joie touchante !

ÉBÉRARD, allant à Roland.

Eh ! mais, c’est vous, docteur ? je vous salue.

Il aperçoit le colonel, d’Arbois et le magistrat, et les salue en silence ; puis il prend Roland à l’écart.

Quels sont ces messieurs ? Je crois les avoir déjà vus quelque part ; ne font-ils pas partie de la société de madame d’Orvilliers ?

ROLAND.

Oui, oui...

ÉBÉRARD.

Ah ! fort bien... Vous saurez, docteur, que je viens de faire un voyage délicieux... depuis bien longtemps je n’avais goûté un si vif plaisir. Ce ciel sans nuages, cet air pur et léger, le gracieux aspect de ces coteaux chargés de vignes, de ces champs où mûrit la plus riche moisson, le parfum des fleurs, le murmure lointain des eaux, le frais ombrage de ces bosquets de hêtres et de peupliers qui bordent la route de distance en dis tance, le chant joyeux de nos bons villageois, tout m’a ravi ; j’ai joui de tout avec l’avidité d’un enfant, je me suis amusé de tout comme aux plus beaux jours de mon jeune âge.

ROLAND.

Mon ami, mon cher Ébérard, laissez toujours votre cœur s’ouvrir à ces douces émotions.

LE MAGISTRAT, à Ébérard.

Vous êtes donc content d’avoir été amené à d’Orvilliers ?

ÉBÉRARD.

Pouvez-vous le demander ? n’y est-elle pas ? Mais vous, docteur, qui vous a conduit ici ? Il n’y a personne de malade, j’espère... Ah ! grand Dieu ! si Ernestine...

ROLAND.

Non, non.

ÉBÉRARD.

Et madame d’Orvilliers ?

ROLAND, d’une voix émue, après un petit temps.

Soyez tranquille.

ÉBÉRARD.

Ah ! tant mieux... sa santé nous est si chère à tous ! elle mérite si bien d’être aimée ! À la ville comme dans ces cantons, chacun la chérit autant qu’il la respecte.

D’ORVILLIERS, à part.

Hélas !

ÉBÉRARD.

Le colonel est le plus heureux des époux... n’est-il pas vrai, messieurs ?... Ah ! serai-je jamais heureux comme lui !

ROLAND, remarquant l’émotion profonde du colonel et voulant interrompre Ébérard.

Mon cher Ébérard...

ÉBERARD, le repoussant doucement.

Faites silence... je crois entendre la voix d’Ernestine...

Montrant la porte à gauche du spectateur.

Elle est, m’a-t-on dit, dans le salon de musique avec sa cousine.

En riant.

Je veux aller les sur prendre... ne me suivez pas, messieurs.

Il marche en riant et avec précaution vers la porte à gauche, et disparaît.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, excepté ÉBÉRARD

 

D’ORVILLIERS, à Roland.

Il s’éloigne ! ne craignez-vous pas ?...

ROLAND.

Rien ; tout marche à merveille ! laissons-le errer librement ; on veille sur lui au dehors.

Montrant la porte à gauche.

Où conduit cette porte ?

D’ORVILLIERS.

Dans les jardins, près d’une allée de tilleuls qui mène...

ROLAND.

Au pavillon ? je sais, je sais... ne suis-je pas venu autrefois dans ce château ? J’ai déjà tout vu, tout examiné de nouveau, le pavillon, le jardin. Armé de l’autorisation de Monsieur,

Montrant le magistrat.

j’ai questionné vos gens ; votre jardinier a reçu mes ordres ; il les exécute en ce moment. Notre digne magistrat m’a donné carte blanche ; faites de même, mon cher colonel.

D’ORVILLIERS.

Très volontiers.

D’ARBOIS.

Moi, je suis prêt à vous obéir aveuglément.

D’ORVILLIERS.

Mais ne puis-je du moins savoir...

ROLAND.

Bientôt vous saurez tout ; mais, de grâce, ne me pressez pas de questions ; moi-même, en ce moment, je ne suis encore déterminé sur rien... je cherche... j’hésite...

D’ORVILLIERS.

Puis-je espérer d’atteindre l’assassin de ma femme, le ravisseur de ma fille ?

ROLAND.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que, si Ébérard recouvrait sa raison, lui seul, alors... mais Dieu tient nos destinées entre ses mains.

Au magistrat.

Duflos ignore-t-il encore qu’Ébérard ait été amené ici ?

LE MAGISTRAT.

J’en suis certain ; placé en arrivant dans la partie la plus reculée du château, il ne peut avoir rien appris.

ROLAND, au colonel.

Madame de Saint-Pol vous a suivi à d’Orvilliers ?

D’ORVILLIERS.

Oui.

ROLAND, en souriant avec intention.

Je vais donc lui demander un rendez-vous.

Roland tire un agenda de sa poche, en arrache un feuillet, et écrit un billet au crayon. En ce moment, on entend au loin le son des instruments et de joyeuses clameurs.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, AMÉLIE, ANNETTE, PAYSANS, PAYSANNES, puis DOMINIQUE

 

AMÉLIE, en entrant, aux paysans.

Venez, venez, mes amis.

Au colonel.

Mon généreux protecteur, les paysans du village et des environs arrivent de toutes parts au château pour célébrer votre retour ; ils vous demandent la permission d’organiser une petite fête champêtre.

ANNETTE.

Ah ! oui, monsieur le colonel... voudriez-vous avoir la bonté ?...

D’ORVILLIERS.

Ce serait de tout mon cœur, mes enfants ; mais je ne sais si je puis...

ROLAND a fini d’écrire son billet, le plie et s’approche vivement du colonel.

Qu’ils dansent toute la nuit, cela nous est utile.

D’ORVILLIERS, à voix basse à Roland.

Il faut vous obéir.

Haut.

Allez, mes amis, amusez-vous librement. Ce soir, vous souperez tous au château.

Les paysans font éclater leur joie ; Dominique paraît ; il s’approche de Roland qui a les yeux fixés sur Amélie.

DOMINIQUE, bas à Roland.

Tout est prêt.

ROLAND.

Bien.

Regardant toujours Amélie, à part, avec un mouvement de joie très marqué.

Cette jeune fille... Eh ! mais, j’y pense... quelle idée !... pourquoi non ?

À Amélie.

J’aurai, à mon tour, une prière à vous faire, charmante Amélie.

AMÉLIE.

À moi, monsieur ?

ROLAND.

Oui, oui, à vous. Je vous expliquerai cela tout à l’heure.

D’un air vif et joyeux, au colonel et au magistrat, placés ainsi que lui à l’avant-scène.

Venez, l’heure s’avance, il n’y a plus un moment à perdre.

À Annette, en lui donnant le billet qu’il a écrit.

Mon enfant, portez sur-le-champ ce billet à madame de Saint-Pol.

À d’Arbois.

Vous, mon cher d’Arbois, courez sur les pas d’Ébérard et dirigez-les du côté du parc.

Au colonel et Au magistrat.

L’instant est venu de vous confier mon projet ; vous jugerez si j’ai bien fait d’agir avec tant de chaleur, d’énergie et de promptitude. Il ne faut pas laisser à l’en nemi le temps de se reconnaître : frappons un grand coup, étourdissons-le, et la victoire est à nous.

Tous sortent par le fond, à l’exception d’Annette, qui va porter à madame de Saint-Pol le billet de Roland et qui sort par la porte à droite, et de d’Arbois qui sort par la porte à gauche pour rejoindre Ébérard.

 

 

Scène XII

 

THIBAULT, LAURENT

 

Le théâtre change et représente un petit bois du château d’Orvilliers. Dans le fond, occupant la moitié du théâtre, un petit pavillon avec une fenêtre et une porte praticables. Dans l’intérieur du pavillon, un canapé près duquel est un berceau ; derrière le pavillon, une allée couverte. La fenêtre est fermée. Il fait nuit.

THIBAULT, sortant du pavillon.

V’là tout arrangé dans l’pavillon, comme ça l’était autrefois ; maintenant, M. Roland peut venir.

À Laurent.

Il n’a pas changé, c’ bon docteur ! il vous donne toujours des ordres où c’ qu’on n’ devinons rien du tout. J’ vous d’mandons un peu dans quelle intention y m’avont fait replacer là c’ canapé, c’ berceau ? Est-ce qu’il est comme ça, avec vous autres, à l’hospice ?

LAURENT.

Ne m’en pa... pa... parlez pas ; c’est pis en... encore. Oh ! je le co... connais depuis long... longtemps ; car, tel que... que vous me voyez, j’ai été autrefois entre ses mains. Oui, i... il s’était a... avisé de... de... me fai... faire pa... passer pou... pour fou, et, à force d... de remèdes, i... i... il m’a... m’a... m’avait ré... réellement fait perdre l’e... l’e... l’esprit.

THIBAULT.

Pas possible ?

LAURENT.

C’est co... co... comme j’ai l’honneur de... de vous le dire.

THIBAULT.

Ah ! j’ croyons ben qu’à c’t’égard, vous n’avez plus rien à craindre.

LAURENT.

Non, j’ai été ra... ra... radicalement guéri ; il ne m’en reste plus qu’un léger dé... défaut de pro…... prononciation. Pourtant, le docteur prétend quel... quelquefois le contraire, par... parce que je suis sou... souvent o... obligé de lui dé... dé... dés obéir.

THIBAULT.

Il guarit les fous, mais moi, j ‘croyons qu’il a lui-même le timbre un peu fêlé.

LAURENT.

Si... si... silence, l’ami ; on... on... on vient.

 

 

Scène XIII

 

THIBAULT, LAURENT, LE MAGISTRAT, D’ORVILLIERS, ROLAND, DEUX OFFICIERS JUSTICE, D’ARBOIS

 

Roland, le magistrat, d’Orvilliers, etc. s’avancent lentement et avec précaution, comme craignant d’être aperçus.

ROLAND, entr’ouvrant la porte du pavillon, à Thibault.

C’est bien reste avec nous, Thibault, nous pourrons avoir besoin de toi.

Il parle à l’oreille de Laurent qui sort.

LE MAGISTRAT.

Je conçois maintenant que ma présence en ces lieux vous ait paru indispensable.

D’ORVILLIERS, à Roland, en lui pressant la main.

Quel que soit le succès, ma reconnaissance n’en sera pas moins éternelle.

D’ARBOIS.

Docteur, votre idée est sublime ; elle doit réussir.

ROLAND.

Je n’ose plus m’en flatter ; au moment de l’épreuve, mon espoir ne repose plus que sur un coup du ciel.

À d’Arbois.

Vous avez suivi les traces d’Ébérard ?

D’ARBOIS.

Oui ; il erre maintenant dans le parc.

ROLAND.

Bien !

Remontant la scène, à lui-même.

Tout annonce un orage ; singulier rapport !...

À tous.

Retirez-vous sous ces arbres ; craignez de vous montrer ; moi, je veille autour de ces lieux, et je ne paraîtrai qu’à l’instant favorable. J’entends du bruit... on approche... Allons.

Ils disparaissent tous de divers côtés. Roland entre dans le pavillon.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE SAINT-POL, puis DUFLOS

 

Au moment où les personnages de la scène précédente s’éloignent, au premier plan, à gauche du spectateur, on voit paraître madame de Saint Pol.

MADAME DE SAINT-POL.

Voici l’endroit où le docteur Roland m’a priée de me rendre. Il veut avoir avec moi, m’écrit-il, un moment d’entretien... il s’agit des intérêts les plus chers... Que peut-il avoir à me dire ?... Toutes mes craintes renaissent, de noirs pressentiments m’agitent ! Reposons-nous un moment... mes genoux se dérobent sous moi.

Elle tombe accablée sur un banc, à droite ; Duflos et Laurent paraissent dans le fond.

DUFLOS, à Laurent, dans le fond.

C’est donc ici le lieu où le docteur Roland veut m’entretenir quelques instants ?... Je puis, je crois, l’y attendre sans vous... Vous n’avez pas à craindre que je m’échappe ?... laissez-moi.

Laurent se retire. Duflos continue en descendant la scène.

Par quelle idée bizarre Roland m’a-t-il donné rendez-vous ici ? N’aurait-il pas pu venir me trouver ? Je crois l’apercevoir assis sur ce banc.

Il s’approche de ma dame de Saint-Pol.

Une femme !

MADAME DE SAINT-POL, apercevant Duflos.

Ô ciel !

DUFLOS.

Vous ici, Ernestine ?

MADAME DE SAINT-POL.

Que me veux-tu ?... laisse-moi ! Comment as-tu pu t’échapper ? Comment as-tu osé pénétrer dans ces lieux ? Me poursuivras-tu donc partout ?... Va, fuis, laisse-moi, te dis-je !

DUFLOS.

Vous me demandez comment j’ai osé pénétrer dans ces lieux ?... On m’y a conduit contre mon gré, je vous assure ; et quant à ce que j’y viens faire, si vous pouviez me l’apprendre, vous me rendriez un important service.

MADAME DE SAINT-POL.

Qu’entends-je ?... Mais pourquoi vous trouvé-je ici ?

DUFLOS.

J’y attends le docteur Roland.

MADAME DE SAINT-POL.

Roland ?... Et c’est ici qu’il veut aussi m’entretenir ?...

DUFLOS.

Est-il vrai ?...

Regardant autour de lui.

Mais où suis-je ?...

Jetant les yeux sur le pavillon.

Je crois reconnaître ce pavillon.

Reculant avec effroi.

Oui, je ne me trompe pas... c’est là que jadis madame d’Orvilliers...

MADAME DE SAINT-POL, épouvantée.

Grand Dieu ! fuyons !

DUFLOS.

Arrête, Ernestine... songe que la moindre faiblesse de ta part peut nous perdre !...

MADAME DE SAINT-POL.

Ah ! puis-je revoir sans frémir...

DUFLOS.

Écoute ; Ébérard n’a point encore livré cette lettre fatale ?...

MADAME DE SAINT-POL.

Cette lettre ?... ignorez-vous donc qu’elle n’existe plus ?

DUFLOS.

Que dis-tu ?

MADAME DE SAINT-POL.

Oui, cette nuit vous alliez commettre un crime inutile... Le généreux Ébérard, pour ne point me perdre, avait livré aux flammes le papier qui con statait ma honte et votre crime.

DUFLOS, avec un élan de joie.

Je respire !... On médite contre nous quelque sinistre projet, je ne puis en douter... mainte nant je les brave !...

Lui entourant la taille d’un bras.

Va, crois-moi, les plaisirs de ce monde nous sont encore promis...

MADAME DE SAINT-POL.

Malheureux ! oses-tu bien tenir ce langage dans ces lieux où tout ne parle que de crime et de supplices ! Éloigne-toi ! je ne puis t’entendre sans frémir... Il n’y a plus rien de commun entre nous. C’est toi qui m’as perdue, c’est à toi que je dois mes malheurs et mon infamie... Penses-tu me tromper encore ?... Crois-tu que je n’aie pas lu jusqu’au fond de ton cœur ?... Depuis longtemps le fatal amour que je t’avais inspiré est éteint... Après avoir dévoré ma fortune, tu m’as trahie, abandonnée ; si tu pouvais assurer ton salut en sacrifiant ma vie, tu n’hésiterais pas...

DUFLOS.

Ernestine !

MADAME DE SAINT-POL.

Je connais ton nouvel amour... il est sans espoir !... Qu’il te rende tous les tourments que tu m’as fait souffrir. Un homme, le plus généreux des hommes a pris pitié de mon repentir... il saura tout...

DUFLOS, furieux.

Malheureuse !

MADAME DE SAINT-POL.

Délivre-moi donc de ta présence, car tu me fais horreur !

 

 

Scène XV

 

MADAME DE SAINT-POL, DUFLOS, ÉBÉRARD

 

Vers la fin de la scène précédente, Ébérard est entré doucement, et s’est approché pas à pas ; il vient placer sa tête entre celles de madame de Saint-Pol et de Duflos. Roland est sorti du pavillon, et se tient à l’écart, au fond. On le voit, ainsi que le magistrat, d’Orvilliers, d’Arbois, et ceux qui se sont cachés, se montrer quelquefois à moitié derrière les charmilles.

ÉBÉRARD, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! ah !

MADAME DE SAINT-POL et DUFLOS, reculant épouvantés.

Ébérard !

ÉBÉRARD.

Oui, c’est moi. Allons, continuez ; j’aime beau coup les querelles d’amants.

Duflos fait un mouvement pour fuir, Ébérard l’arrête.

Restez, monsieur, restez.

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Tout mon sang s’est glacé !

DUFLOS, à part.

Fatale rencontre !

On entend de nouveau, dans le lointain, le son des instruments.

ÉBÉRARD.

N’y a-t-il pas une soirée chez madame d’Orvilliers ? Je verrai donc sa charmante cousine !

MADAME DE SAINT-POL, à part.

Ô remords !

On entend en ce moment gronder le tonnerre.

ÉBÉRARD.

Où suis-je ? D’où vient que mes cheveux se dressent sur ma tête ? Ces éclairs... l’éclat de cette foudre... oui, c’est l’orage complice du crime !

DUFLOS, à part.

Malgré moi, je frémis...

ÉBÉRARD.

Valentin ! mes chevaux ! vite ! partons ! Pourvu que j’arrive à temps...

On entend sonner neuf heures.

Neuf heures !

Saisissant Duflos par le bras.

Entendez-vous ! courons !

DUFLOS, à part.

Fuyons ces lieux d’horreur !

Ébérard se retourne. Duflos va fuir. Mais le pavillon est éclairé. La fenêtre est ouverte. Amélie, couverte d’une robe blanche, se place sur le canapé. Ébérard reste immobile. Duflos, frappé de stupeur, ne retrouve plus de force pour fuir.

MADAME DE SAINT-POL, éperdue.

Qu’ai-je vu ?

ÉBÉRARD, au comble de l’agitation, et passant plusieurs fois la main sur son front, comme pour se délivrer d’une douleur importune.

C’est elle !

DUFLOS, à part.

Mes forces m’abandonnent.

En ce moment, on entend un violent coup de tonnerre. La fenêtre du pavillon se referme brusquement. La lumière disparaît. Ébérard pousse un cri terrible.

ÉBÉRARD, courant vers le pavillon.

Prévenons la victime.

Il entre un moment dans le pavillon.

MADAME DE SAINT-POL, tombant à genoux.

Grand Dieu ! prenez pitié de moi !

ÉBÉRARD, sortant du pavillon, épouvanté.

Ah ! il n’est plus temps.

Courant à Duflos et à madame de Saint-Pol.

Qui êtes-vous ? que faites-vous ici ? Venez voir sa victime.

Il les entraine, malgré leurs efforts, vers le pavillon.

Tenez, tenez, la voilà pâle, échevelée, sanglante... Vous pâlissez ! Pourquoi ? Dieu ! vos habits sont couverts de sang !

MADAME DE SAINT-POL.

Ébérard !

DUFLOS, anéanti.

Grâce ! grâce, Ébérard !... Apaise ta fureur !

ÉBÉRARD.

Ah ! je reconnais cette voix ! C’est Duflos ! c’est l’assassin ! Misérable ! tu vas recevoir le châtiment de tes crimes !

 

 

Scène XVI

 

TOUS LES PERSONNAGES qui ont paru dans l’acte

 

Ébérard a saisi Duflos, et veut le terrasser. Roland, d’Orvilliers, d’Arbois, le magistrat, Thibault, Laurent, les gardiens, des paysans accourus au tumulte, s’élancent vers eux. Il est trop tard. Duflos a tiré un couteau de son sein et l’a levé sur Ébérard, il va le frapper ; madame de Saint-Pol s’élance, elle tombe percée d’un coup mortel. Amélie, Annette, Dominique, les paysans, les domestiques, entrent de toutes parts. On arrête Duflos, sur l’ordre du magistrat. Ébérard, en voyant madame de Saint-Pol, s’est précipité à genoux auprès d’elle. Toute sa fureur s’est évanouie.

ÉBÉRARD, d’une voix déchirante.

Ernestine !

MADAME DE SAINT-POL, avec effort.

Dans le lieu même où fut commis le meurtre, l’assassin a frappé sa complice.

DUFLOS, à lui-même.

Ah ! qu’ai-je fait ?

MADAME DE SAINT-POL.

D’Orvilliers, j’ai mérité la mort... Toi, renais au bonheur... Amélie... ta fille... est près de toi !

D’Orvilliers, éperdu de joie, presse Amélie dans ses bras. Madame de Saint-Pol continue.

Adieu, Ébérard. Pardonne...

ÉBÉRARD.

Ernestine !

ROLAND, avec force, relevant Ébérard.

Ébérard, oublie à jamais un amour qui fit ta honte et ton malheur.

ÉBÉRARD.

Que me restera-t-il sur la terre ?

ROLAND, se jetant dans ses bras.

Des amis !

Ébérard reconnaît d’Orvilliers, et le presse à son tour contre son cœur, ainsi que Roland. D’Arbois est auprès d’Amélie, dont Annette baise la main. Le magistrat donne ordre d’emporter madame de Saint-Pol. Les autres personnages se placent autour de ces groupes principaux.

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